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— Est-ce que Floriane se rend parfois chez Hugues ?

— Elle n’y allait déjà pas beaucoup avant, mais si elle lui sort ses quatre vérités, elle ne risque plus d’y mettre les pieds.

— Dommage, elle aurait certainement accepté de récupérer ta lettre.

Émilie consulte la carte du resto. On ne déjeune pas au même endroit que d’habitude parce que l’on a pas mal de choses à se dire et qu’après le petit numéro de Jordana, je me méfie des oreilles qui traînent.

— Et ton rendez-vous avec le gars du club de théâtre, qu’est-ce que ça a donné ?

— Il est gentil, mais je ne me vois pas passer ma vie avec lui. Il ne parle que de pièces, de rôles qui lui iraient bien et de grands sentiments dignes d’une tragédie grecque, mais il a l’air plus doué pour les jouer sur scène que pour les vivre dans la vraie vie. Ce qui reste très relatif, parce que tu le verrais jouer…

Je sens arriver le moment où elle aura épuisé le potentiel du club de théâtre. Elle se retrouvera à nouveau sans terrain de prospection. Il va lui falloir creuser dans d’autres mines à la recherche du bon filon. Il sera temps pour elle de repartir en safari à la recherche du grand fauve. Après avoir écumé l’Ouest sauvage, elle n’aura plus de rivière où plonger son tamis en espérant voir surgir du flot boueux la pépite qui changerait sa vie. Combien de tonnes de vase devons-nous fouiller pour avoir une chance de trouver notre fortune ?

Le serveur arrive. Émilie choisit la première.

— Pour moi, ce sera une salade au saumon, s’il vous plaît.

— Même chose, et une carafe d’eau. Merci.

Il repart. Je demande à Émilie :

— Pourquoi tu ne vas pas voir ton voisin d’en face, celui que tu as en ligne de mire depuis des mois ?

— Je n’ose pas. Tu imagines ? « Salut, j’habite en face ; puisque j’ai une vie misérable, je passe mon temps à mater par la fenêtre et, tiens-toi bien, tu es le grand vainqueur de ce casting de gueux… » Pourtant, il a l’air gentil. Hier, je l’ai vu passer du temps avec un gamin qui jouait devant son bâtiment.

— C’est peut-être un pédophile.

— Marie, sérieusement, il va falloir que tu arrêtes de tout voir avec cynisme. Je sais que tu souffres, mais ce n’est pas une raison pour démolir le monde entier.

— Excuse-moi.

Je vois bien qu’elle ne veut pas que l’on touche à son voisin d’en face. Je change de sujet :

— Qu’est-ce qu’il voulait, Deblais ?

— Son rendez-vous n’était qu’un prétexte bidon pour me mettre en garde à ton sujet.

— Pardon ?

— Il sait que l’on est amies et je pense qu’il va chercher à t’isoler.

— Que t’a-t-il dit ?

— Qu’il faut se méfier des frondeuses… Que celles ou ceux qui sont trop proches des semeurs de révolte finissent sur le bûcher avec eux. Pas de doute, il t’en veut et il va essayer de te coincer.

— Je fais mon travail, il n’a rien à me reprocher, et puis en ce moment, il n’a qu’à venir, je suis prête à en découdre.

— Quand je suis arrivée à son bureau, un détail a attiré mon attention. Ce n’est sans doute rien, mais il avait le nez plongé dans des papiers et, dès que j’ai frappé, il a refermé le dossier tellement vite que ça m’a paru louche.

— Un dossier bleu ?

— Exact. Tu sais ce que c’est ?

— Non, mais je l’ai vu faire la même chose. On aurait dit un conspirateur pris en faute. Je suis certaine que ça cache quelque chose. Quand tu ajoutes à cela sa tentative de nous faire signer à la va-vite des avenants honteux et le tableau récapitulatif des contrats qu’il m’a demandé d’établir, je parie qu’il y a anguille sous roche.

— On peut aller y jeter un œil le midi ou le matin ?

— J’y ai déjà pensé, mais il ferme son bureau à clef.

Émilie crispe ses lèvres. Ce n’est jamais bon quand elle fait ça. Elle lâche :

— Il faut trouver ce qu’il trame, on doit pouvoir monter un plan avec les filles en qui on a confiance.

Les salades arrivent. On ne va pas s’étouffer. Je tourne la tête vers la table voisine. Deux hommes rigolent comme des malades en se partageant un énorme plat de bœuf bourguignon. Pourquoi eux et pas nous ?

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