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J’espère que Deblais ne va pas me chercher des poux dans la tête parce que étant donné l’état dans lequel je suis, je risque de mal supporter ses petites manœuvres.

J’ai peine à croire que ça fait déjà dix ans que je travaille ici. Le décor a bien changé. Je remonte le couloir entre les bureaux. Les portes sont fermées mais, à travers les cloisons vitrées, on voit tout ce qui s’y passe. Je salue les collègues, au moins ceux qui me remarquent. Je m’arrête devant l’antre d’Émilie. Elle est au téléphone, mais j’ouvre et je passe la tête. Elle me sourit franchement tout en poursuivant en anglais avec son interlocuteur. Sans que son ton affable ne la trahisse, elle désigne le combiné en levant les yeux au ciel. Je lui montre le fond du couloir en articulant sans faire de bruit :

— Deblais veut me voir.

Puis je place mes mains autour de mon cou pour faire semblant de m’étrangler. Elle rigole à moitié et me fait signe que l’on se verra ensuite.

Émilie est comme une sœur pour moi. Elle est une chance dans ma vie. Je n’ai jamais connu une telle complicité, avec aucune copine. On a l’impression de se connaître depuis la maternelle. Je crois que si elle démissionnait, je n’aurais plus le cœur à venir travailler ici, surtout en ce moment. On a intégré Dormex à quelques mois d’écart. À l’époque, l’entreprise comptait plus de trois cents employés. En ce temps-là, les matelas de luxe que nous vendions étaient fabriqués dans l’usine juste derrière. Il y avait du monde, les bureaux étaient peut-être vieillots mais aucune porte n’était jamais fermée. Une vraie ruche, un esprit de famille, le ballet des camions dehors, le roulement des machines dans l’usine et, ici, les téléphones qui sonnaient et les voix qui se répondaient. Les ouvriers mettaient l’ambiance et on était fiers de notre travail. Les meilleurs hôtels du monde et les particuliers exigeants nous commandaient nos petits nids douillets garnis, cousus et préparés à la main. La reine d’Angleterre elle-même dormait sur un de nos matelas ! Ils étaient réputés dans le monde entier. On était la référence, un des fleurons du savoir-faire français dont certaines techniques remontaient à la Renaissance. On proposait des modèles à ressorts, en mousse, en latex alvéolé, et pour les plus luxueux, doublés de laine mohair ou d’alpaga. Tout était conçu, développé, fabriqué et expédié d’ici, partout dans le monde. À l’époque, la devise de la maison était : « Confiez-nous vos nuits pour mieux savourer votre vie. »

À mes débuts, avec Émilie, on allait voir les adresses sur les caisses d’export, et la lecture des étiquettes nous faisait voyager. New York, les Émirats, Hong Kong, l’Afrique du Sud, les palais d’Orient, et même des îles privées perdues dans le Pacifique… Quelques années plus tard, les patrons devenus trop vieux ont vendu à des actionnaires qui ont décidé de privilégier la rentabilité, et donc de délocaliser. Les couturières d’Asie sont moins chères, les matières premières que l’on trouve là-bas aussi. Aujourd’hui, la gamme est réduite de moitié, la concurrence s’est engouffrée sur un créneau que les nouveaux gestionnaires n’ont pas su protéger en privilégiant la qualité, et nous ne sommes plus que vingt-six salariés. Les bureaux ont été refaits, tout est plus lumineux, plus clinquant, il y a des vitres partout, plus aucune intimité — sans doute parce qu’il n’y a plus de confiance. Malgré les beaux discours, nous ne sommes plus une équipe, mais des employés. Pour les « anciens », ceux qui ont connu l’autre façon de travailler, c’est dur. On se sent comme une tribu d’ours polaires à la dérive sur un bout de banquise qui fond un peu plus tous les jours. Et certains allument des feux pour accélérer la fonte… On en a oublié pourquoi on travaillait. Fini la fierté. On nous a retiré notre but, notre plaisir d’accomplir. Aujourd’hui, pour nous, la devise serait plutôt : « Confiez-nous votre vie et nous en ferons des préavis… »

À mon entrée dans la société, j’ai été embauchée au service social. En ce temps qui paraît si lointain même s’il ne remonte pas à deux siècles, cela voulait dire gérer les gens, les aider à mieux faire leur travail tout en les accompagnant quand un événement les touchait dans leur vie. Une naissance, un départ à la retraite, un divorce, une maladie, une formation… On était là. Pas d’absentéisme abusif de leur part et une authentique bienveillance de celle des patrons. Une équipe, je vous dis. Je savais tout de l’existence des employés, de leurs petits soucis ou de leurs joies. On se parlait franchement. Je faisais de la gestion des ressources humaines, j’étais le lien entre la direction et l’opérationnel, dans les deux sens. M. Memnec, l’ancien patron, disait que j’étais une infirmière sans pansements, une trousse des premiers secours de l’âme. J’adorais ça. Aujourd’hui, de dérives en réductions de budgets et d’effectifs, je suis devenue le bras télécommandé de la direction. On me charge d’annoncer les plans sociaux, de gérer les départs rarement volontaires. C’est épouvantable. La partie usine a été réaménagée en centre d’affaires que l’on loue à d’autres petites sociétés dont on ne comprend même pas la fonction : un loueur d’espace virtuel, une agence de relooking, un négociant en biens d’occasion — chez qui des gens ruinés viennent vendre le peu qu’il leur reste contre des miettes de cash — et je ne sais plus quoi d’autre. Pourquoi ce n’est pas eux que l’on délocalise, et tant qu’à faire sur Pluton ?

Je passe rapidement dans mon bureau pour y déposer mes affaires. C’est le dernier avant l’open space. Je ne sais pas combien de temps je vais le garder face à cet aménagement qui grignote les espaces privés comme le désert gagne sur la prairie. Nous ne sommes plus que huit à avoir droit à notre propre pièce, les autres sont réunis sur « le plateau ». Au début, on trouvait ça bien parce que ça faisait convivial, ça évoquait les films américains, vous savez, ces salles de rédaction d’où jaillit toujours la vérité face aux scandales. Au bout de deux semaines, tout le monde a bien compris le fossé qui sépare le cinéma de la réalité. On est les uns sur les autres, plus possible d’être au calme. Ceux qui y travaillent ont même interdiction de se parler d’un bureau à l’autre. Ils doivent s’envoyer des mails pour communiquer. Un miracle de technologie et d’intelligence au service de la productivité. Deux mille ans d’Histoire pour apprendre à ne plus se parler en face, ce qui permet en outre à la direction d’avoir un regard sur chaque échange… Encore une idée de Deblais et de son infâme sbire, Notelho. Et c’est à moi que l’on a demandé d’annoncer ça, au nom du progrès social. Situé tout au bout du bureau paysager, dans son aquarium, Deblais domine et surveille avec, dans le mirador voisin, son fidèle adjoint. Deblais et Notelho forment le tandem infernal. Au début, sans doute à cause d’un léger accent brésilien, on trouvait le sous-chef sympathique. Nous nous sommes vite rendu compte que, malgré l’image glamour dont bénéficient les Brésiliens chez nous, ils ne sont pas tous charmants. Ou alors on a hérité du seul pourri de ce beau pays. Lui et Deblais sont exactement sur la même longueur d’onde. On dirait qu’ils adorent se surprendre l’un l’autre en trouvant l’idée la plus inhumaine en premier. C’est Notelho qui a eu celle de supprimer la cloison qui isolait la machine à café, comme ça, même pendant les pauses, on voit qui parle avec qui ou qui a encore assez d’énergie pour rire…

Je traverse la zone en faisant discrètement signe à ceux dont je suis proche : Valérie, Florence, Malika et quelques autres. Elles osent à peine me répondre. Étant donné l’ambiance, on ne doit pas être loin de l’atelier de travail des condamnés d’Alcatraz. Le seul qui brise la règle et me dit franchement bonjour, c’est Florent, le stagiaire marketing. C’est moi qui l’ai recruté. Toutes les filles ont craqué sur son sourire et ses vingt ans. La découverte des abdos qu’il exhibe chaque fois que c’est possible n’a calmé personne, surtout pas l’adjoint du service design, Lionel… Et voilà mon stagiaire qui me sourit de toutes ses dents, avec la reconnaissance du nouveau à qui l’on a donné sa chance. Il apporte une vraie fraîcheur. Comme un jeune chien, il court sur toutes les balles. Il n’est là que depuis une semaine. Il n’a pas encore pris le pli, il est toujours vivant.

J’arrive devant le bureau de Deblais mais il ne m’a pas encore repérée. Par contre, je sais déjà que son vil comparse m’a détectée. Il m’a jeté un de ses sales petits regards en coin. Il aurait sans doute pu être ami avec ce faux-jeton de Hugues. Je les imagine très bien boire un verre ensemble, en dénigrant tout et tout le monde, installés dans mon canapé.

Au moment où je frappe à la porte de Deblais, je le vois qui, visiblement surpris, range précipitamment un dossier bleu. Pas de bol, mon grand, les vitres sont transparentes dans les deux sens ! Nous aussi on peut voir ce que tu fabriques ! Je le déteste. Il est cachottier, hautain, capable d’affirmer tout et son contraire suivant son intérêt de l’instant. Son plus grand talent professionnel consiste à faire faire son boulot par les autres, en s’en attribuant les mérites si ça marche. Et pour compléter le tableau, il faut savoir que sa femme et ses deux enfants ne l’empêchent pas de tourner autour des filles du service. Ce type, on dirait vraiment qu’il a fait une analyse exhaustive de tout ce qui fait un mauvais patron et qu’il s’emploie à en devenir la caricature. Il me dégoûte. C’était le cas même avant que je sois en rogne contre les hommes.

— Entrez !

À peine suis-je dans son bocal que, sans même me regarder, il me tend un dossier — pas le bleu — et marmonne :

— Vous êtes gentille, vous me faites une copie de ça.

Pour bien me faire comprendre qu’il a remarqué que j’étais en retard, il consulte ostensiblement sa montre.

— Et puis vous serez mignonne, ajoute-t-il, vous irez ensuite voir les gars du service qualité pour leur rappeler notre réunion prévue demain matin. Ils ne décrochent même pas leur téléphone. Je ne les supporte plus. Mais cette fois, je veux qu’ils viennent. J’ai des informations importantes à communiquer et tout le monde doit être là, sans exception.

Il me tend une copie de la feuille de convocation affichée dans l’entrée de la société.

— Donnez-leur ça, ils n’auront plus d’excuse pour ne pas venir. Soyez claire et ferme. De toute façon, il est entendu que s’ils sont encore absents, je vous en tiendrai pour personnellement responsable.

Je me mords les lèvres pour ne pas lui dire d’aller porter le message lui-même. J’essaye d’apercevoir le dossier bleu. Quelques feuilles dépassent, mais pas assez pour identifier ce qu’il contient. Deblais croise mon regard et pose son coude sur le mystérieux document.

— Allez, Marie, faites mes photocopies et dépêchez-vous d’aller voir les énergumènes. Vous avez assez perdu de temps comme ça.

Un jour, celui-là, je vais me l’encadrer façon toile de maître, avec les dorures et tout le musée autour.

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