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— J’ai pris des risques insensés pour obtenir ces documents. J’espère que vous saurez vous en souvenir…

— Vous arrive-t-il de parler sans chercher à défendre vos petits intérêts personnels ? Vous devriez essayer. S’occuper des autres procure aussi de grandes satisfactions. Ça vous changerait.

Sur la table du café où nous nous sommes discrètement donné rendez-vous avant d’aller au bureau, Notelho me glisse une épaisse enveloppe. J’ouvre et je feuillette.

— C’est la copie complète du dossier bleu ?

— Tout y est. Je ne pense pas qu’il range de notes ailleurs, mais je ne suis pas allé jusqu’à lui faire les poches… J’ai payé les photocopies sur mes propres fonds.

Je le regarde fixement.

— Encore vos petits intérêts. Vous n’avez qu’à faire une note de frais. Elle passera sans problème puisque c’est vous qui les validez.

— Vous avez raison.

— Je remarque au passage que vous refusez de rembourser les frais de taxi de Malika qui rentre d’un salon en Asie à 2 heures du matin, mais que vous allez vous rembourser les copies faites pour trahir vos anciens alliés…

— Je vous en prie, madame Lavigne.

— Mademoiselle.

À première vue, l’idée de vider l’entreprise pour délocaliser ne date pas d’hier. Les premiers mémos entre Deblais et les actionnaires remontent à plus de deux ans. Certains échanges évoquent les actifs, les brevets, l’immobilier, et tout ce qui pourra être monnayé lors d’une cession ou d’une liquidation.

Sur la liste du personnel, les noms de Benjamin et de Magali sont rayés. La virulence du gribouillis barrant leurs patronymes en dit long sur la satisfaction rageuse éprouvée une fois leur sort réglé. Virginie, la mère célibataire, une autre fille de la compta, une assistante du service commandes et Malika sont surlignées. Émilie aussi. Mon nom et celui de Vincent sont entourés en rouge. Voilà ce qui s’appelle des informations stratégiques. Je découvre aussi des notes à côté de beaucoup de noms : « fragile psychologiquement », « lourdement endetté », « instance de divorce », « fille handicapée ». Quel immonde individu…

Je murmure :

— Il a fait une grosse bêtise en laissant traîner ça.

— Il était loin de le laisser traîner. Je connais ses dossiers et, n’ayant jamais remarqué celui-là, je présume qu’il le gardait au coffre. Mais comme les échanges avec les propriétaires se multiplient et que son plan avance vite, il le garde sous la main en comptant sur la porte de son bureau fermée à clef. J’ai vérifié sa boîte mail, il s’arrange pour effacer tous les messages compromettants. Il les imprime et les détruit. Dans l’un des derniers, j’ai découvert qu’il a rendez-vous avec les actionnaires dans quatre semaines pour leur présenter un plan de liquidation. Vous verrez, c’est précisé un peu plus loin.

— Il espère avoir bouclé son saccage en un mois ? Il n’y parviendra jamais.

— Il n’a pas besoin de boucler. Il peut se contenter d’initier les procédures. Si les propriétaires valident ensuite une liquidation ou une vente, cela rendra toute marche arrière quasiment impossible.

— À quel moment allait-il vous parler de tout cela ?

— Je suppose qu’il m’aurait mis devant le fait accompli, comme vous tous.

— Il vous aurait licencié avec de confortables indemnités eu égard aux services rendus.

— Pas vraiment. J’ai vu ma fiche. Je me demande même s’il n’allait pas essayer de me faire porter le chapeau…

— Quelle belle âme ! Si vous êtes gentil, je vous prêterai ma planche pour que vous puissiez lui régler son compte.

Notelho ne répond pas. Il n’a même pas entendu. Tout à coup, il plisse les yeux et dit :

— Je viens d’avoir une idée. Puisqu’il se fabrique des pense-bêtes sur les failles intimes de chacun, je crois que je peux en faire un gratiné sur lui. Il faut que je vérifie un point…

Cette fois, c’est certain, cette petite crapule de Notelho a changé de camp.

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