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Épuisée par trop d’émotions, je n’ai pas eu le courage de préparer le gâteau pour le déjeuner de M. Alfredo. Je tente donc de bonne heure une sortie que j’espère discrète jusqu’à la pâtisserie voisine. La résidence semble encore endormie, mais je tombe quand même sur notre concierge qui est déjà en train d’installer le matériel pour le grand repas.

— Bonjour Marie, vous voilà bien matinale.

— Bonjour monsieur Alfredo. Je n’ai pas trouvé le temps de concocter mon dessert, alors je vais au moins en chercher un.

— Ne vous tracassez donc pas. Il y aura toujours bien assez à manger.

— J’y tiens, un engagement est un engagement. Ensuite, si vous êtes d’accord, je viens vous aider à tout mettre en place.

— C’est bien aimable.

Je quitte la cour. La rue est déserte. Je remonte vers les commerces. Alors que je m’apprête à pénétrer dans la pâtisserie au bout de la rue, j’aperçois la petite dame qui attend le bus à sa place habituelle. Que fait-elle là ? J’y vais.

— Bonjour madame.

— Bonjour jeune fille.

— Comment allez-vous aujourd’hui ?

— Il va faire beau, alors je vais bien.

Je m’assois près d’elle.

— Vous travaillez aussi aujourd’hui ?

— Non, j’attends Henri.

Elle regarde sa montre.

— Il ne devrait plus tarder.

Le verre de sa montre est fêlé et l’heure indiquée est fausse.

— Vous attendez Henri tous les jours ?

— C’est convenu ainsi. J’espère qu’il n’aura pas oublié la demi-baguette.

Quelque chose ne tourne pas rond.

— Vers quelle heure arrive-t-il en général ?

— Après son service, à 18 heures.

Il n’est même pas 9 heures.

— Henri est votre mari ?

— Bien évidemment, jeune fille, me répond-elle amusée. Je ne suis pas du genre à attendre d’autres hommes que le mien !

Du coin de l’avenue, une femme approche sans nous quitter des yeux. Elle marche vite et s’est visiblement habillée en toute hâte. Elle m’adresse un sourire gêné et s’agenouille devant la vieille dame. Elle lui prend délicatement la main.

— Maman, il faut rentrer.

— Ton père va arriver d’une minute à l’autre.

— Tu sais bien qu’il ne viendra pas aujourd’hui. Il est sur un chantier…

Coup d’œil désolé dans ma direction.

— Bon sang, j’avais oublié ! Il rentre quand ?

— Dans quelques jours, maman…

— Tu as fait tes devoirs, au moins ?

La dame se lève docilement pour suivre sa fille. Je les observe s’éloigner. Soudain, je me lance à leur poursuite :

— Vous avez oublié votre sac !

La fille se retourne et fait quelques pas vers moi.

— Merci, me dit-elle en le récupérant.

— Je vois votre maman chaque matin, on échange quelques mots.

— Elle en a bien besoin. Elle ne communique presque plus. Mon père est décédé voilà dix-sept ans et, tous les jours, elle l’attend ici comme à l’époque où ils étaient jeunes mariés. Elle ne vit plus que pour cela. Pour nous, c’est un enfer. Pour elle aussi, j’imagine…

Je ne sais pas quoi lui dire. Si nos regards se croisent encore, nous allons pleurer toutes les deux. Elle parce qu’elle sait, moi parce que je devine.

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