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— Émilie, tu n’étais pas en train de faire la sieste ?

— Non, la honte m’empêche de fermer les yeux. Marie, je ne te remercierai jamais assez pour ce matin. Je suis vraiment la dernière des nulles.

— Ne sois pas si certaine de détenir le record, je connais une concurrente sérieuse… Comment te sens-tu ?

— Physiquement bien, mais moralement très mal. Rien, dans cette affaire, ne penche en ma faveur. Tu m’aimes toujours ?

— Évidemment, pauvre folle. Mais fais-moi le plaisir de ne plus accepter d’invitation de n’importe qui !

— Promis. Et toi, la journée au bureau ?

— Deblais s’en est pris à Virginie. Plus de doute, il va falloir se battre. Et puis je sais que ce n’est pas Benjamin qui a écrit les lettres. Il est venu me dire qu’il quittait l’entreprise et allait se marier.

— C’est toujours un suspect de moins à surveiller. En même temps, ce n’était pas le plus moche…

— Je ne sais pas pourquoi, mais ça m’a mis un coup. Pour être franche, j’ai même le moral dans les chaussettes.

— Tu ne vas pas nous faire une déprime parce que tu as un suspect de moins ?

— Eh bien si. Je m’étais dit et répété que je ne voulais plus d’homme, que ce n’était plus pour moi et que je n’en avais rien à faire. Ne plus souffrir, ne plus croire aux illusions. Et voilà que je m’écroule dès que je perds un seul de mes prétendants fantasmés. Je suis complètement à la dérive. C’est comme s’il existait deux Marie en moi, celle qui réfléchit et qui n’en peut plus, et celle qui ressent et est prête à y retourner parce qu’elle n’a rien compris à la vie. La raisonnable et la folle. La raisonnable a d’ailleurs une question pour la folle : si je voulais tous ces hommes, est-ce que ça ferait de moi une malade ?

— Non, seulement une grosse cochonne !

Je suis au trente-sixième dessous et elle se moque de moi.

— D’accord, je vois le genre, Madame veut jouer aux vannes qui font mal… Ce n’est pas moi qui fricote avec Frankenstein, le monstre collectionneur d’art nul.

— Venant d’une fille qui vole les chats, ta petite remarque vicieuse ne m’atteint pas !

Une idée me vient.

— Écoute, Émilie, puisque nous avons toutes les deux survécu à cette lamentable journée, que dirais-tu d’aller célébrer ça dans un petit resto, juste toi et moi ?


Elle est passée me chercher en voiture et nous avons rejoint le centre-ville. Un soir en début de semaine, nous avons eu moins de difficulté à nous garer et nous avons pu aller choisir de visu parmi les établissements ouverts le lundi. Nous avons arrêté notre choix sur un petit bistrot, dans une des rues tranquilles qui donnent sur la grande place. J’étais déjà venue plus jeune et j’y avais même invité Hugues au début de notre liaison. C’est moi qui le lui avais fait découvrir. Ce soir, même si le temps est couvert et qu’il fait humide et froid, il y a dans l’air quelque chose de léger pour Émilie et moi. Qui aurait pu prédire que l’on se retrouverait toutes les deux, joyeuses, après tout ce que nous avons affronté ces dernières heures ?

Dans l’entrée de l’établissement, nous attendons que les serveurs placent les clients arrivés avant nous. Émilie me confie :

— J’ai encore aperçu mon voisin d’en face. Je connais son prénom, il s’appelle Julien.

— Tu lui as parlé ?

— Non, je suis allée regarder sa boîte aux lettres.

— Tu ferais mieux de l’aborder directement.

— Je n’oserai jamais ! Je crois qu’il rentre le midi parce que je l’ai vu tout à l’heure. Cette fois, c’est avec un chien qu’il a joué.

Je vous promets que je n’ai fait aucune réflexion.

— Va le voir, Émilie. Voilà des mois que tu m’en parles. Tu as déjà écumé tous les clubs possibles pour essayer de rencontrer un homme. À l’association des joueurs de bridge, ils étaient trop vieux ; au modélisme, tu les trouvais infantiles et souvent mariés ; ils ne parlaient pas assez au club d’échecs, et je ne vais pas te faire l’affront de te rappeler comment ça s’est fini au théâtre…

— Pitié, s’il te plaît.

— Alors ? Où vas-tu t’inscrire cette fois ? Au club d’équitation ? Et tu finiras par épouser un poney parce qu’il n’y a que des filles dans ces endroits-là ?

Un courant d’air froid nous décoiffe. Quelqu’un vient d’entrer derrière nous. Émilie se retourne et se crispe aussitôt. Qu’a-t-elle vu de si épouvantable ? Son prof d’art dramatique avec une sculpture plantée dans la tête ? Elle me murmure quelque chose que je ne comprends pas.

— Quoi ? Qu’y a-t-il ?

Je me retourne. Je blêmis. Hugues est là, bras dessus bras dessous avec une jeune femme que l’on croirait tout droit sortie de la une d’un magazine glamour. Même si je la déteste, je suis bien obligée d’admettre qu’elle est vraiment très belle.

— Marie, qu’est-ce que tu fous là ?

Tenez-vous bien : il n’a même pas l’air gêné. Pire, c’est moi qui le suis. Le monde à l’envers. Il se pavane et me toise :

— C’est sympa les filles, vous vous faites une petite bouffe entre célibataires ? Cool. Ne mangez pas trop, sinon vous allez prendre des hanches et aucun mec ne voudra plus de vous.

Satisfait de sa méchante vanne, il embrasse à pleine bouche celle qui doit être Tanya. Dix ans plus tôt, exactement au même endroit, c’est moi qui avais l’honneur de me faire sucer le visage par ce poulpe qui étale ainsi à la face du monde son bonheur d’avoir conquis une femelle.

Émilie me fixe. Ses yeux m’ordonnent de le gifler puis de lui rentrer le panneau du menu dans un endroit que ma bonne éducation m’interdit de vous préciser davantage.

Jamais avare d’un bon mot, Hugues ajoute :

— Faites gaffe, les filles, c’est un resto d’amoureux, vous risquez de passer pour un couple, si vous voyez ce que je veux dire…

— Viens Émilie, on s’en va.

Hugues n’en loupe pas une :

— Très bien. Comme ça on gagne une place. Avance donc tes jolies petites fesses, ma Tanya.

Et le voilà qui lui remange la moitié du visage. C’est plus du maquillage waterproof qu’il lui faut à la pauvre fille, c’est de la peinture spéciale bateaux. On sort avant qu’il attaque la coque.

Dans la nuit, je marche vite. Émilie a du mal à suivre. On l’aura vraiment sentie passer, cette journée.

— Il a vraiment dépassé les bornes, fait Émilie, choquée. Pourquoi t’as rien dit ?

— Qu’est-ce que tu voulais que je réponde ?

— Je ne sais pas moi, mais on ne peut pas accepter qu’il balance des horreurs pareilles.

— Compte sur moi, cette fois, je ne vais pas laisser passer. Il va me le payer. J’ai besoin de deux kilos de pommes de terre — des charlottes, des belles — et de dix-huit boîtes de laxatif.

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