J’ai besoin de relire ses mots, j’ai besoin d’imaginer que c’est sa voix que j’entends en les lisant. Avec précaution, j’extrais la lettre de Mémé Valentine de sa pochette. Soudain, une envie me prend. Je ne l’avais pas fait depuis des années et je ne me souvenais même pas à quel point j’aimais le faire : je glisse mon nez dans l’enveloppe et j’inspire profondément.
Lorsque j’étais toute gamine, chaque fois que Mémé Valentine me prenait dans ses bras, j’avais des nausées. Son parfum était trop capiteux pour mes jeunes narines. Il imprégnait mes vêtements et mon doudou. J’avais l’impression de le sentir partout chez nous pendant des jours. Bien qu’adorant ma grand-mère, je ne supportais pas cette odeur. En grandissant, je ne l’ai pas appréciée davantage, mais elle devenait acceptable parce que associée à ma mamie. C’était sa signature olfactive, l’invisible trace qu’elle laissait après son passage, comme une fée dont la poussière de lumière brillerait encore longtemps après son départ.
Je suis convaincue qu’elle parfumait son courrier. Je me souviens très bien que lorsque j’ai reçu sa belle lettre, avant même d’identifier son écriture, j’ai reconnu sa fragrance. Quelques années plus tard, alors qu’elle ne sortait plus de chez elle, tenez-vous bien, je lui ai même offert un flacon de ce sale jus hors de prix qui me donnait mal à la tête. Comme quoi l’affection peut changer votre point de vue sur n’importe quoi.
Après sa disparition, il m’est arrivé de plonger mon nez dans sa lettre pour y retrouver la senteur caractéristique. En la respirant, les yeux fermés, j’arrivais à me projeter au temps béni où j’étais près d’elle, avec sa grande horloge comtoise qui rythmait le temps pendant qu’elle me racontait sa vie pour mieux me préparer à la mienne.
Cette nuit, je suis comme une droguée en manque. Je veux sentir ce parfum qui me rendait malade. Mon nez traque les moindres molécules encore présentes dans la fibre du papier, à la recherche d’un repère, d’une présence. Mais je ne capte rien d’autre que l’odeur des vieux documents. Il n’y a plus rien. Pas même une infime trace de colle puisque voilà des années, j’ai déjà tout léché un soir de grande déprime. Je n’aurai pas ma dose ce soir. Je ne l’aurai d’ailleurs plus jamais. Il va falloir que je tienne sans produits chimiques. Je vais devoir affronter. Si son parfum existe encore, je pourrais toujours en racheter, mais cela ne donnerait pas la même chose. Ce serait truqué, faux. Tout ce que Mémé et moi détestons. Heureusement qu’il me reste ses mots authentiques.
Alors, comme une perdue, je vais y chercher les réponses. Comme à chaque fois que j’en ai eu besoin, je vais relire sa lettre en espérant voir surgir une vérité inédite que mon cheminement m’aurait enfin permis de découvrir, telle une vallée secrète nichée au creux des montagnes escarpées de l’existence.
« Ma petite Marie,
« Tu as dix-huit ans aujourd’hui et te voilà une grande. Je te connais depuis que tu es née et je t’ai vue grandir. Je suis fière de toi… »
Le serait-elle toujours aujourd’hui ?
Je poursuis la lecture. Chaque phrase m’oblige à m’interroger sur ce que je suis devenue, ce soir bien plus encore que lors de toutes mes lectures passées. Je suis arrivée à un carrefour de ma vie. Quelle direction prendre ? Pour aller où ? Je dois faire des choix, et sans perdre de temps. Certaines routes sont déjà fermées pour cause d’inondations de larmes, d’effondrements d’espoirs ou de plaques de verglas affectives. Les voies possibles ne sont plus si nombreuses, les occasions de covoiturage non plus.
J’avance dans les pages. Il fut un temps où je lisais ces mots comme une promesse, comme l’annonce de ce que le monde allait m’offrir. Entre conseils bienveillants et prophéties, le message de Mémé éclairait mon futur et me donnait confiance en l’avenir. Mais aujourd’hui, après ce que j’ai vécu, ce que j’ai appris et ce que j’ai perdu, j’y vois d’abord l’occasion de faire un bilan, de mesurer ce qui sépare mes espoirs d’avant de ma réalité présente.
J’arrive déjà à la dernière page, et rien ne fait écho à un éventuel futur. Une peur sourde monte en moi. Je redoute que cette lettre ne m’apprenne plus rien. J’aperçois déjà la signature. Plus que quelques lignes et, pour la première fois, je sortirai bredouille de l’une de mes visites dans ce monument intime. C’est alors qu’un passage me saute aux yeux et au cœur :
« Interroge-toi sincèrement avant de t’engager. Trouve le chemin jusqu’à la vérité des gens. Tant pis si tu dois souffrir pour le parcourir. Il n’est pas de plus beau voyage. Si tu n’aimes pas ce que tu découvres, poursuis vers d’autres paysages. Mais si tu aimes, arrête-toi et ne crains jamais de tout donner. »
Cette nuit, je comprends cette phrase comme jamais auparavant. Elle m’éclaire, elle me réchauffe. J’ai encore une balade à tenter.