Ils sont arrivés pile à l’heure, et avec des gants adaptés. J’entends déjà la voix d’Émilie me souffler : « Prends exemple sur des professionnels ! » Sors de ma tête, conscience bis !
Alexandre et ses deux collègues s’essuient soigneusement les pieds et entrent.
— Bonsoir Marie !
Sandro désigne sa montre et annonce :
— Désolé, mais je ne vais pas pouvoir rester longtemps. Dans une heure, je prends la permanence à la caserne.
Sur sa fiche anthropométrique, il y a écrit : « Homme d’action, bonne taille, regard doux, voix grave, célibataire, terroriste dont l’arme favorite est la patate. » Je dois vous confier qu’avec tous les suspects que j’ai à gérer, je rédige maintenant des notes sur chacun d’eux. Sandro reste plus que jamais un candidat de premier choix, d’autant qu’il existe des zones d’ombre dans sa vie, comme cette histoire de permanence, par exemple.
— La caserne ?
— Oui, chez les pompiers. Je suis sapeur-pompier volontaire. C’est une tradition dans la famille.
Sans perdre de temps, Alexandre lance les opérations :
— Pour libérer Sandro le plus tôt possible, on va commencer par les meubles volumineux, si tu es d’accord. Sais-tu ce que tu veux bouger ?
De pièce en pièce, je leur désigne tout ce que je souhaite transbahuter. Une fois le tour terminé, comme un ordinateur, Alexandre organise les priorités. Je les observe tous les trois. Les voir fonctionner ensemble est étonnant. Ils se comprennent parfaitement et savent se coordonner pour être les plus efficaces possible. Je pensais qu’ils allaient mettre une heure à déplacer la haute combinaison d’étagères dont je n’ai pas besoin dans le salon, mais tout est transporté en dix minutes, sans le moindre dégât. La bibliothèque paraît un peu seule une fois repositionnée au milieu du grand mur, mais je préfère ainsi. C’est moins chargé et je vais pouvoir accrocher des photos de chaque côté.
Dans la chambre qui a servi de prison au chat, ils ont redressé le lit pour gagner de la place. Le chat n’est même pas venu voir, sans doute effrayé par les mouvements et le bruit. En moins d’une heure, les trois garçons ont débarrassé la moitié de l’ameublement et l’ont soigneusement rangé dans la chambre transformée en stock.
Sandro doit nous quitter. Je le remercie et lui fais la bise. Il semble troublé. Encore un dont je vais surligner le nom en fluo…
Kévin saisit l’opportunité du départ de son comparse.
— Est-ce que ça vous embête de finir seuls ? Il ne reste que des petits meubles et ma femme m’attend pour partir faire sa partie de bowling hebdomadaire avec ses copines. Ce soir, je garde les enfants…
Alexandre me consulte et donne son accord. J’accompagne les deux garçons sur le palier.
— Merci beaucoup à tous les deux, je vous dois une fière chandelle !
Un sourire, un dernier petit signe de la main, et ils sont partis. Me voilà seule avec Alexandre. Il est déjà dans la cuisine, en train de décaler un petit confiturier que je veux rapprocher de la fenêtre. Il y parvient sans difficulté et jette un œil autour de nous pour évaluer le résultat des déplacements.
— Ça fait du vide, c’est plus aéré. Ton appart a l’air plus grand.
En échangeant à peine quelques mots, de pièce en pièce, nous repositionnons le reste. Mon havre de paix commence à prendre forme. Je parcours les pièces, jaugeant mon nouvel espace.
— Contente ? m’interroge Alexandre.
— Vraiment. Merci pour le coup de main. Vous m’avez encore sauvée. Il me restera une ou deux étagères à fixer, ici et là…
— Si tu as besoin d’aide, n’hésite pas.
— C’est très gentil.
Il s’est déjà emparé du balai à poussière pour retirer les moutons qui encombrent les emplacements des meubles déplacés. C’est finalement la première fois que je le vois sans ses compagnons.
— Alexandre ?
— Oui ?
— L’autre jour, tu as évoqué un projet avec Sandro et Kévin. Il était question de déménagements…
Il s’arrête et prend appui sur le balai. Il me fixe de ce regard direct qui m’impressionne toujours autant. Il semble réfléchir.
— Sandro dit que l’on peut te faire confiance, et Kévin pense que tu es une fille bien. Je dois pouvoir te mettre dans la confidence.
Il reprend tranquillement son nettoyage.
— Nous ne nous faisons aucune illusion. Tôt ou tard, les nouveaux propriétaires de la société vont tous nous virer pour délocaliser complètement. Je pense même que Deblais a été placé à son poste pour préparer cela.
— Comment peux-tu en être sûr ?
— Si on observe les faits, c’est cohérent. Il n’attend que ça. Il passe ses journées à chercher le moyen le plus économique de le faire. La question de savoir s’il va le faire ne se pose plus, les seules interrogations sont « quand ? » et « comment ? ». Alors avec les gars, puisqu’on s’entend bien, on s’est dit que plutôt que de chercher du boulot séparément, on pourrait créer notre entreprise. L’idée serait d’aider les gens, sur des chantiers à notre taille, pour des déménagements, des aménagements ou de la transformation. Nos compétences sont assez complémentaires et le travail ne nous fait pas peur.
— C’est une bonne idée.
Le sol est impeccable jusque dans les moindres recoins. Il existe donc des hommes qui savent se servir d’un balai.
Déjà 20 heures. Tout est désormais en place. Je vais enfin pouvoir finir de vider mes cartons et décorer à mon goût. Pourtant, je n’ai pas envie de m’y atteler maintenant. Pas envie d’être seule.
— Tu veux rester dîner ? Je n’ai pas grand-chose, mais on se débrouillera…
— C’est très aimable mais quelqu’un m’attend. Par contre, un verre d’eau ne serait pas de refus…
— Bien sûr ! Pardon, j’aurais dû te le proposer avant !
On s’installe à la table de la cuisine, face à face. Je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où était terré le chat, mais le voilà qui pointe le bout de son nez. Il saute sur le plateau de bois et s’approche d’Alexandre en ronronnant, le dos rond.
— Il est à toi ?
— Oui…
— Moi qui ne suis pas fan des chats, je le trouve beau. Comment s’appelle-t-il ?
Panique à bord. Je n’en ai aucune idée. Mes yeux balayent la pièce et, près de l’évier, j’aperçois une boîte de médicaments.
— Paracétamol, il s’appelle Paracétamol.
— Pas banal comme nom…
Je pense que je n’aurai jamais d’enfants, et c’est finalement une bonne chose. J’aurais été capable de choisir leur prénom dans le rayon conserves d’un hypermarché. Je vous présente Choucroute et Ravioli. Choucroute est l’aîné, et il a une petite saucisse.
Alexandre caresse le chat, qui se dresse sur ses pattes arrière pour enfouir sa petite tête dans sa grande paume. Pourquoi la vie de couple ne ressemble-t-elle pas à ce moment-là ? Aucun sous-entendu, juste le plaisir d’être côte à côte après avoir accompli ensemble. Comme s’il ne fallait approcher les hommes que quand ils sont gentils et capables de déplacer les meubles… Alexandre vide son verre d’un trait. Quelqu’un l’attend. Ce n’est pas mon cas. Sur mon agenda, pour faire l’importante, si je voulais remplir les cases, je pourrais juste marquer « brossage de dents », « épilation », « douche », « sortir les poubelles », « nourrir le félin ». J’ai tout le temps de penser à ce que la plupart font sans même s’en rendre compte. J’observe l’homme qui vient de m’aider et le chat que j’ai volé. Pendant un bref instant, ils m’ont appartenu tous les deux dans ce qui ressemblait à un bonheur simple. Ce moment-là s’enfuit déjà et j’en suis triste. Même si j’ai l’impression d’aller mieux, je dois quand même être dans un sale état pour que le départ d’un collègue venu pousser des meubles me rende malheureuse à ce point. Il se lève.
— Marie, j’espère que nous t’avons été utiles.
— Comment peux-tu en douter ?
— Je vais y aller.
Sandro est à la caserne à attendre qu’une catastrophe s’abatte sur un pauvre bougre qu’il faudra sauver coûte que coûte. Kévin est avec ses enfants en jouant son rôle de père et de mari. Alexandre va retrouver celle qui l’attend, et moi je vais rester toute seule avec Paracétamol.
Je raccompagne mon collègue jusqu’à la porte. Il me tend la main. C’est un peu ridicule mais je n’ose pas lui faire la bise. Il n’a pas l’air d’attendre que je lui saute au cou non plus. Va pour la poignée de main.
— Bonne soirée, Marie. À demain au bureau.
— Merci encore. Avec tout ce que vous faites pour moi, je vais être obligée de me surpasser pour le dîner que je vous dois. Caviar sur toasts à la feuille d’or ! Merci encore, beaucoup.
Il franchit le seuil et s’arrête soudain. Il se baisse et ramasse quelque chose sur le paillasson.
— Tiens, ça doit être pour toi.
Une autre enveloppe. La même écriture. Mes mains se mettent à trembler, puis tout mon corps, mais j’essaie de ne rien laisser paraître.
— Merci Alexandre…
J’ai la voix d’une pauvre créature qui voit la mort venir la chercher parce qu’elle connaît son adresse et qu’elle a le code de la porte de l’immeuble. Alexandre s’en va déjà. Je n’avais pas envie de rester seule, maintenant j’en ai peur. Même s’il ne peut pas être l’auteur des lettres, je pourrais peut-être lui demander de rester dormir ?