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Émilie est restée dormir et j’en ai été soulagée. Je crois cependant qu’elle l’a décidé autant pour profiter de l’adresse et du chat que pour ne pas me laisser seule. Je ne lui en veux pas du tout. Il lui faut bien quelques raisons positives pour être à mes côtés, parce que vu mon état, je ne suis pas toujours de très bonne compagnie. Mais comme à chaque fois que l’on se retrouve coupées du monde et de nos problèmes, on a beaucoup rigolé. Dans cet immense appart, on était comme deux gamines que les parents auraient laissées seules pour un soir. On a passé deux heures dans le dressing, imaginé les aménagements les plus dingues un peu partout. On a même failli jouer à cache-cache. Je me demande à partir de quel âge on se comporte comme des « grandes ». Y a-t-il un moment dans la vie où notre façon d’agir correspond à l’image que notre année de naissance est censée renvoyer ? Je redoute ce moment-là. J’ai envie d’être un vin qui ne prend pas de tanin, envie de rester un perdreau de l’année. Mais ces derniers temps, je sens le bouchon et j’ai pris du plomb dans le magret…

En milieu de soirée, on riait tellement que le chat a pris peur et s’est sauvé. Nos mâles, quand on en avait, faisaient exactement la même chose. Même avec le moral à zéro et une lettre anonyme sur le dos, nous avons encore réussi à passer un grand moment. Mais ce matin, l’heure n’est plus à la rigolade.

Plus d’un quart d’heure pour faire ce satané nœud à mon écharpe. Trop haut, trop gros, trop petit. Pire qu’une starlette qui se torture avec son habilleuse avant d’affronter les photographes. J’espère que ce nœud ne sera pas celui de ma pendaison…

Juste avant de sortir, j’ai pris une longue inspiration, comme une skieuse de compétition qui s’apprête à s’élancer du haut d’un tremplin. J’espère ne pas finir éclatée dans la tribune d’honneur après un vol plané retransmis sur toutes les télévisions du monde. Pourtant, c’est bien parti parce que ça a commencé très fort : on a croisé Romain Dussart, mon voisin de palier. Il est éligible pour intégrer la liste des suspects. Il n’ignore pas que je viens de rompre et sait où j’habite. On a aussi rencontré M. Alfredo, et même le monsieur dont la grosse voiture fait des taches. Mais je ne les retiens pas pour la liste. Je suis décidée à passer ma journée à scruter tous les hommes que je rencontre. Je les inscris ou pas sur mon petit carnet, et on étudiera plus tard leur dossier pour savoir s’ils constituent des pistes sérieuses.

Dans la rue et le bus, Émilie se comporte comme un garde du corps. Il ne lui manque que l’oreillette et le flingue avec le silencieux, parce que pour le reste, c’est parfait. Elle dévisage tout le monde dans un rayon de dix mètres autour de moi, prête à bondir à la moindre alerte. Elle prend son rôle très au sérieux. Dès que mon écharpe se voit moins, elle la rectifie et la replace bien en évidence.

— Tiens-toi droite. On doit toujours voir le nœud. Tourne sur toi-même de temps en temps pour qu’il soit visible même si ton type marche derrière.

— Émilie, tu devrais te détendre.

En arrivant au travail, nous sommes passées au niveau d’alerte maximum. On entre en zone rouge. Mon instinct me souffle que l’auteur de la lettre pourrait bien se cacher dans les parages. Mais je me méfie de mes intuitions, surtout en ce moment, et particulièrement en ce qui concerne les hommes.

Pour que le message soit clair vis-à-vis de celui qui l’attend, je garde mon écharpe sur moi tout le temps, comme un hameçon. Et ma liste de suspects s’allonge si vite que je n’ai même pas le temps de marquer tous les noms au fur et à mesure. Je suis dans une situation paradoxale : c’est moi qui tiens l’appât alors que je suis la cible. Vous en connaissez beaucoup, des souris qui se déplacent avec leur tapette ? Ou des truites qui tiennent la canne à pêche qui va les attraper ? Je suis le premier canard qui souffle dans l’appeau au milieu des roseaux. Je suis la fille qui a tout compris. Dans quelques jours, au train où vont les choses, je me tire moi-même le coup de fusil. Coin coin !

J’ai croisé le stagiaire, qui m’a gratifiée d’un magnifique sourire. Rien d’affolant, me direz-vous, puisqu’il me sourit tous les jours, mais ce matin j’ai l’impression qu’il m’a regardée deux dixièmes de seconde plus longtemps. Que dois-je en déduire ? On y songera plus tard, parce que Vincent vient d’arriver avec un nouveau costume, et me fait un clin d’œil. Tous mes détecteurs s’activent. D’un ton léger, il me fait remarquer que mon écharpe est jolie. Mes capteurs s’emballent. Je surveille ses yeux, ses mains, tout ce que ses mots ne disent pas. Je disjoncte un peu. Dans ses yeux, je crois lire « Je t’aime, Marie », mais aussi une recette de cuisine à base de canard. Trop de pression, Marie, tu vas exploser en vol. Même si c’est la panique dans la tour de contrôle, ne mets pas le feu à la vitrine que tu offres de toi-même. Ne fais rien qui puisse trahir tes soubresauts intérieurs. Le magasin reste ouvert pendant l’incendie.

Pour me ménager une pause, je me précipite aux toilettes afin de consigner dans mon carnet les derniers suspects repérés. Je vais surligner le nom de Vincent en fluo. Il s’impose directement comme le suspect numéro un. Pourquoi a-t-il parlé de mon écharpe ? C’est vrai qu’il lui arrive de me complimenter sur mes vêtements — comme il le fait avec toutes les filles qu’il croise d’ailleurs — mais avouez que c’est troublant. J’ai du mal à croire au hasard.

Installée à mon poste, j’observe le va-et-vient des hommes de l’entreprise à travers ma baie vitrée. J’ai l’impression d’être à un stand de fête foraine et de voir défiler des ballons à viser. Je n’arrive pas à me concentrer sur mon travail. Je m’imagine que chacun est l’auteur de la lettre. Le plus souvent, ça ne m’emballe pas du tout. Benjamin, le beau gosse du service expédition, débarque.

— Bonjour mademoiselle Lavigne.

— Bonjour. Je n’ai pas encore eu le temps d’en parler, mais ne t’inquiète pas, je n’oublie pas.

— Rien ne presse. Vous avez déjà assez de travail comme ça, avec tout ce que vous faites pour nous. J’avais juste envie de passer vous saluer, aujourd’hui. C’est une belle journée, n’est-ce pas ?

Je dois être rouge comme la ceinture du caleçon qui dépasse légèrement de son jean. Et si c’était lui ? Pourquoi ce jeune homme s’intéresserait-il à quelqu’un de plus âgé que lui ? Et pourquoi pas ? Quinze ans, ce n’est pas si important comme écart. Et puis je me fiche de ce que l’on pourra dire. Je veux vivre ! Je nous imagine bien tous les deux courir nus dans la nature, surtout lui. C’est terrible, je ne dois surtout pas me faire de films. Je dois m’en tenir aux faits, uniquement aux faits. Mais je vais quand même retourner aux toilettes surligner son nom en fluo parce que j’ai eu la sensation qu’il voulait me dire autre chose et qu’il n’a pas osé. Ma situation est intenable, je suis arrivée depuis une heure au travail et j’ai déjà rempli deux pages de mon carnet en allant trois fois aux toilettes. Si quelqu’un m’observe, il va me prendre pour un auteur prolifique avec une gastro. Le plus grave, c’est que j’ai au moins trois suspects sérieux.

Lionel, l’adjoint au design, est aussi venu me voir et son histoire de « teinte préférée » ressemblait fort à un prétexte. Je suis étonnée de le voir rejoindre ma liste parce que je le croyais gay. D’un autre côté, il a toujours fait preuve d’une délicatesse et d’un goût certains. La lettre anonyme, dans la forme comme dans le fond, pourrait parfaitement lui correspondre.

Plus tard, j’ai croisé Deblais, et sans me faire aucun film — je n’en ai pas du tout envie avec lui —, je sais qu’il a réagi lorsqu’il a remarqué le nœud à mon écharpe. L’espace d’un instant, je l’ai saisi dans son regard, sans le moindre doute. Me voilà déstabilisée. Ce pervers serait-il prêt à jouer au jeu des lettres anonymes pour m’affaiblir ? Je l’en crois tout à fait capable. Mais je préfère encore qu’il essaie de me nuire plutôt que de me séduire.

En milieu de matinée, Notelho est venu me motiver au sujet du tableau qui n’avance pas beaucoup. Sa visite est logique, certes. Mais il a eu l’air de vouloir évoquer un autre sujet en choisissant finalement de se taire. Il a commencé une phrase sans la terminer, et il a marmonné une excuse du genre : « Non, rien, on verra plus tard… » Pourtant, d’habitude, il ne se gêne pas pour sortir ce qu’il a à dire. À quoi joue-t-il ?

Émilie me demande à voix basse :

— Alors, où en es-tu ? L’enquête avance ?

— Des faits troublants, des indices, des suspects à la pelle mais pas de coupable. Je fatigue.

— Ne relâche pas ta vigilance, c’est aujourd’hui qu’il va tenter de te voir. Rajuste ton écharpe.

De façon très inhabituelle, Sandro et Kévin sont venus prendre un café à notre machine. Lequel des deux a entraîné l’autre pour s’en servir comme alibi ? La réponse m’intéresse, mais je ne vais pas l’obtenir immédiatement. Je continue à épier, à étudier, à passer au crible les regards, les gestes et les non-dits. J’espère que personne ne le remarque. Jordana me regarde étrangement. Je deviens complètement paranoïaque. Là, telle que vous me voyez, je n’en peux plus. Je n’ai pas envie de jouer. Je suis épuisée, à bout de nerfs à force d’imaginer. Même quand vous n’avez pas d’homme dans votre vie, ils arrivent malgré tout à vous mettre le cœur à l’envers. C’est insupportable. Je ne sais pas où veut m’emmener celui qui a écrit cette lettre, mais je n’ai pas l’intention d’y aller. Pour le temps qu’il me fait perdre et l’angoisse qu’il m’inflige, je suis même tentée de lui coller une bonne baffe. Il a une idée derrière la tête. Les hommes ne viennent jamais à nous sans une idée derrière la tête. Il veut forcément faire quelque chose de moi, sa créature, sa victime, sa maîtresse, son animal de compagnie, sa cuisinière, sa femme de ménage ou je ne sais quoi, mais je n’ai plus envie d’être quoi que ce soit pour les hommes. J’ai déjà trop donné.

En fin de matinée, je me décide à rendre visite aux garçons du service qualité. Ils sont vraiment adorables et j’ai encore une faveur à leur demander. Depuis le déménagement, on se tutoie. Quitter le bâtiment de la direction me fait du bien. En passant dans la cour, j’inspire profondément pour essayer d’effacer l’impression d’étouffement qui m’oppresse.

Je les trouve devant un matelas éventré exposé en pleine lumière comme dans une salle d’autopsie. Ils sont tous les trois penchés sur un détail, avec des pinces et une loupe.

— Bonjour messieurs !

Ils se redressent et m’accueillent chaleureusement. Sandro s’approche :

— Alors, heureuse à ta nouvelle adresse ? Comment vas-tu ?

Emporté par son élan, il a failli me faire la bise, mais s’est retenu au dernier moment. Cela ferait presque de lui un suspect potentiel. Il faudra que je consulte son dossier pour connaître sa situation familiale.

Kévin me sourit franchement et me gratifie d’une sorte de bourrade de pote à l’épaule. Ce n’est pas vraiment un salut dans les règles de l’art, mais le geste est gentil.

— C’est bien de te voir. Tu as mal à la gorge ?

— Non, pourquoi ?

— Ton écharpe.

Je deviens rouge vif à nouveau. En fait, depuis ce matin, j’alterne le rose pâle et le rouge vif, un vrai gyrophare. Si je me fais virer, je pourrai toujours faire boule disco.

Alexandre prend le temps d’en finir avec son étude des entrailles du matelas avant de s’approcher à son tour. Il pose sa pince et m’adresse un petit salut militaire en expliquant :

— On est obligés de vérifier chaque série livrée dans les moindres détails. Sur ces matelas, on a un problème. Notre plus grosse usine d’Asie du Sud-Est a changé une spécification technique sans nous avertir. Tout ça pour économiser des broutilles. Ils ont aminci les fils de renfort du matelassage supérieur. Cela diminue la souplesse du garnissage…

Il s’interrompt.

— Mais tu n’es pas venue pour ça.

— Ça m’intéresse quand même. Vous en avez parlé à Deblais ?

— Il s’en fout, réagit Sandro, il ne lit même pas nos rapports techniques.

— Il se moque de vendre de la mauvaise qualité tant que la marge augmente, ajoute Kévin. Il préfère plaire aux actionnaires qu’aux clients…

Alexandre se tient légèrement en retrait. Il semble vraiment préoccupé par son matelas éventré. Lui, je ne l’aurais pas vu aujourd’hui si je n’étais pas venue. Il n’a donc rien à faire sur la liste des suspects. C’est presque dommage. Il y en a bien d’autres avant lui que je ne voudrais pas y voir figurer.

— Je suis désolée de vous déranger, mais si c’est possible, j’ai encore besoin de votre aide. Je ne veux pas abuser mais je n’ai personne d’autre à qui demander. Par contre, cette fois, je tiens à vous payer.

— Tu déménages à nouveau ? demande Alexandre.

— Non, heureusement pour moi. Mais je voudrais déplacer une bonne partie des meubles, parfois d’une pièce à l’autre.

Alexandre consulte ses compagnons pour définir ce qui est possible. Sandro fait la moue :

— Le week-end prochain, j’ai un mariage.

— Et moi le tournoi de judo des enfants, ajoute Kévin.

Alexandre réfléchit :

— Et si on faisait ça demain soir ? Est-ce que ça colle pour tout le monde ?

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