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Connaissez-vous la fable intitulée « La fée, le lapin et le beignet qui file la courante » ? Il y est question d’une jolie fée qui vomit dans l’évier parce qu’elle a eu trop peur, pendant que son ami, le gentil lapin, se vide par l’autre bout dans la petite pièce où il y a un peu d’écho. Je ne vais pas vous la raconter parce que je tiens à ce que vous gardiez une belle image de la vie. Mais je vous livre quand même la morale de cette touchante histoire : « On subit toujours une part du châtiment que l’on inflige. » C’est beau, et puis c’est vrai. Je suis certaine que dans mille ans on enseignera encore cette édifiante historiette aux enfants — du moins on devrait.

Maintenant, soyons honnêtes : il y a les grands principes et il y a la réalité. Alors en quittant la fête, bien que malade comme une bête, j’ai quand même réussi à bourrer des patates dans la plupart des pots d’échappement des invités. Je sais que vous n’allez pas m’admirer pour cela, et pourtant je vous jure qu’enfoncer une pomme de terre dans un tuyau d’une main pendant que vous vous tenez le ventre qui gargouille de l’autre relève de l’exploit. Si quelqu’un m’a vue, il sait que les envahisseurs sont là, qu’ils ont pris forme presque humaine, et qu’il lui faut convaincre un monde incrédule que le cauchemar a déjà commencé. Vous avez le droit de considérer que cet ultime volet de mon opération de sabotage contredit la morale énoncée quelques lignes plus haut, mais j’y oppose un argument imparable : « Le désir de vengeance naît uniquement parce que la justice est trop longue à intervenir, voire n’intervient pas du tout. »

Dans mon esprit avide de grands principes structurants qui me permettraient de transcender ma condition d’insecte perdu, se révèle alors une loi empirique qui surpasse toutes les autres : « Nous sommes résolument humains, et un sentiment sorti de nos tripes sera toujours plus puissant qu’une vérité — même absolue — issue de notre cerveau. » Bref, je sais que ce que j’ai fait est mal, mais je suis malgré tout super contente de l’avoir fait parce que ça défoule grave.

Émilie est restée dormir à l’appart. De toute façon, vu l’état lamentable dans lequel elle est revenue de notre petite expédition, je ne me voyais pas la laisser repartir chez elle toute seule. Elle s’est endormie comme un bébé dans le canapé, en peignoir, après sa douche. En la voyant ainsi recroquevillée comme une enfant, je n’ai pas eu le cœur de la réveiller pour l’envoyer dans la chambre d’ami. J’ai délicatement étendu une couverture sur elle et placé un coussin sous sa nuque. Sa paire d’ailes gisait sur le canapé, près de ses pieds. Tout un symbole, une vraie toile de maître. Paracétamol s’est tapi derrière l’accoudoir pendant un bon moment avec ses pupilles toutes dilatées et son regard de malade avant d’attaquer sauvagement les malheureuses ailes.

Vers 2 heures du matin, alors que j’étais étendue dans mon lit sans trouver le sommeil, il m’a semblé entendre au loin dans la ville une série d’explosions. À ma grande honte, la première émotion qui m’est venue a été la joie. Je me suis sentie envahie par un pur sentiment de plénitude. J’ai pris un plaisir fou à imaginer tous ces blaireaux se faire exploser leurs pots en série, comme dans la grande scène de bombardement d’un blockbuster d’action. Quand on sait que beaucoup de ces braves garçons ont plus d’attention envers leur voiture qu’envers leur femme, ça fait en plus un film bouleversant.

Le jour a fini par nous réveiller, reléguant la soirée de la veille au rang de rêve irréel. Les ailes de la fée avaient d’ailleurs disparu.

Ni Émilie ni moi n’avions envie d’un petit déjeuner, et mon amie est repartie chez elle. Au moment des adieux, en nous voyant ainsi toutes les deux si calmes, si douces, tellement bienveillantes l’une envers l’autre, il était impossible de nous trouver le moindre point commun avec les deux cinglées — surtout une ! — qui avaient sévi la veille au soir. C’est le syndrome de Jekyll et Hyde. Ou celui de la Princesse au petit pois et Force Jaune.

Par la fenêtre, je regarde Émilie traverser la cour. Avant de sortir dans la rue, elle se retourne et m’adresse un dernier signe. Elle agite la main en souriant. Puis cette andouille fait semblant de tomber dans les pommes en battant des ailes. Et la voilà qui éclate de rire. Si quelqu’un la voit, elle est bonne pour la camisole. Même de loin, je distingue ses fossettes. Avec la distance et le double vitrage, je n’entends pas son rire, mais il résonne en moi tant je le connais par cœur. Il m’a si souvent aidée à tenir le coup. J’ai deux sœurs : Caro et Émilie. Une offerte par ma mère, l’autre par la vie. Dans notre langue, il n’existe qu’un seul mot pour nommer l’amour. Pourtant, si je ne crois plus à celui des hommes, je sais que celui que nous partageons existe bel et bien. Il faudrait deux termes, l’un qui perdrait son sens une fois les illusions envolées et l’autre qui, au contraire, prendrait toute sa force au même moment. C’est grâce à cet amour-là que la vie vaut vraiment quelque chose. Il surgit dans la nuit, il réchauffe dans le froid, il vous sauve dans le désespoir. Il faut traverser les épreuves pour le découvrir. Il faut leur survivre pour le vivre pleinement.

Je me suis sentie soudain bien seule dans mon grand appartement. C’est étrange mais, depuis hier soir, quelque chose a changé en moi. Un chapitre de ma vie s’est clos. J’ai réglé son compte à Hugues. Il appartient désormais au passé. De mon point de vue, nous sommes quittes. Je lui ai rendu la monnaie de sa pièce — en liquide ! — et j’imagine sans peine les dégâts collatéraux. Je n’en éprouve aucune fierté, bien au contraire. La colère m’a poussée à réagir mais, au fond de moi, je sais que ce n’est pas ma nature. Je suis faite pour aimer, pas pour combattre.

Je m’installe dans mon canapé. J’essaie d’envisager mon futur, mais rien ne se dessine. J’avance dans la vie, chaque seconde, chaque heure, jour après jour, sans savoir où je vais. Que vais-je faire de mon existence ? Y a-t-il une façon constructive d’utiliser tout ce que j’ai traversé ? Je navigue sur une barque qui progresse dans le brouillard. J’en ai assez de ramer. Je me doute que des récifs se dressent devant, mais je ne les vois pas. Quitter le bateau ? Si je me jette à l’eau, les requins ou les poulpes mutants me mangeront. Lorsque j’appelle au secours, ma voix me revient dans la brume opaque et cotonneuse. Aucun horizon.

Sorti de je ne sais où, Paracétamol fait son entrée dans le salon. Il marche paisiblement, en faisant rouler ses épaules comme le petit fauve qu’il est. Il s’arrête au pied de la bibliothèque, s’assoit et commence à se lécher l’extrémité d’une patte. Il y met une application minutieuse. À cet instant, rien n’est plus important pour lui. Quelle fascinante philosophie de vie ! Peut-être devrions-nous nous en inspirer ? Jamais je ne l’aurais cru, mais les chats sont finalement d’excellents miroirs de ce que nous sommes. Ils vivent au plus près de nous mais ne renoncent jamais à leur nature. Des millénaires de domestication ne les ont pas changés. Même bien nourris, ils chassent. Même adorés, ils restent libres. Ils nous observent. Je sais aussi maintenant qu’ils nous jugent. Si on accepte leur indépendance, ils se révèlent d’excellents compagnons. En observant Paracétamol, je me fais souvent des réflexions sur moi-même. Lui sait prendre son temps. Lui ne mange que lorsqu’il a faim. Lui ne se laisse pas distraire par ce qui ne le concerne pas. Il ne force jamais sa nature. Même en grandissant, il continue de s’amuser. Aucune hypocrisie, aucun mensonge. Les humains auraient beaucoup à apprendre des chats. Pas sur tous les points cependant, car moi, je ne glisse jamais du canapé comme une vieille peau de banane parce que je me suis endormie trop au bord ! Dire que j’ai volé cet animal… Tout cela me semble si loin. Je me suis non seulement habituée à sa présence, mais je l’apprécie. Il rythme mon quotidien sans jamais se réduire à une habitude. J’aime sa démarche tranquille, ses petits quarts d’heure de folie quand il joue avec tout ce qui lui tombe sous la patte. Ses attitudes me font bien rire. Il me regarde. Sent-il que je songe à lui ?

Je lui fais signe d’approcher, mais il se détourne ostensiblement et reprend sa toilette. Je suis tentée de lui balancer une revue mais je m’abstiens. Depuis quelques jours, je ne lui dépose plus sa gamelle dans l’angle de la cuisine, mais au pied de la table, près de ma chaise, et nous mangeons souvent ensemble — lui bien plus rapidement que moi. Ainsi je ne dîne pas seule. Finalement, c’est lui l’homme de la maison. Enfin je le suppose, parce que je ne suis pas allée vérifier.

Je l’observe encore. Je voudrais qu’il vienne près de moi. J’ai envie de le caresser. Il me regarde à nouveau. Soudain, comme s’il avait capté ma pensée, le voilà qui trottine, saute sur le canapé et vient se blottir sous mon bras. Pourquoi est-il venu cette fois, alors que quelques instants auparavant il s’est détourné avec dédain ? Sans doute parce que tout à l’heure, j’avais envie de sa présence par principe, au nom d’une image préconçue. Maintenant, c’est vraiment à lui que je pense. Mes doigts courent dans son pelage. Il se laisse faire. Il s’abandonne. Il a confiance parce qu’il sait que mon sentiment est sincère. Nom d’une mouette qui me fait dessus juste avant mon premier rendez-vous amoureux, un chat est en train de me donner une leçon de vie ! Il me regarde dans les yeux. C’est épouvantable, je suis sous le charme. Je t’aime, sale bête.

Au bout du compte, aujourd’hui, je ne veux pas réfléchir à mon avenir. Je n’ai pas non plus l’intention de penser à l’homme qui m’écrit sans se montrer. J’ai envie de songer à ceux que j’aime et qui font ma vie. Quelque chose s’est desserré en moi depuis hier. Au fond de mon puits, j’ai trouvé une poche d’air. Je respire mieux. Je vais appeler maman et prendre de ses nouvelles. Je vais essayer d’aller la voir très vite. Je compte envoyer un texto à Caro. Je suis décidée à lui parler des lettres. Elle sera certainement de bon conseil et je ne me vois pas lui cacher cette histoire plus longtemps. Je dois aussi envoyer un petit mot à Émilie pour la remercier de son aide et lui dire que je l’aime. La pauvre n’a que moi pour lui dire ces simples mots alors qu’elle rêve de les entendre de celui qu’elle cherche partout… Finalement, découvrir ces mots adressés de ma part ne fera que mettre en évidence le fait que personne d’autre ne les lui offre. Ne voulant pas aviver sa peine, je vais m’abstenir. Pourtant, c’est vrai. Il faudrait vraiment un autre mot pour désigner les affections comme la nôtre. Je propose « globicher ». Je te globiche, tu me globiches. On se globiche comme des folles. Nous nous globichons. Ce n’est pas l’idéal comme mot mais, au moins, il n’est pas déjà pris par une autre signification. Je vais donc écrire à Émilie que je la globiche à mort et du fond du cœur. Je sais précisément ce que vont penser les analystes de la NSA s’ils interceptent le SMS.

Au lieu de lui écrire mon affection, je ferais mieux de chercher comment l’aider à trouver l’amour de sa vie.

Soudain, il me vient une idée. Même si ces derniers temps, je suis davantage habituée à recevoir des lettres, je peux aussi en écrire…

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