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Cela va sans doute vous surprendre, mais je suis contente de me consacrer à mon tableau de données. Je n’ai pas l’intention de le remplir, mais le contempler m’apaise. Des colonnes, des lignes. Du rationnel, du tangible, du stable. J’ai raccompagné Émilie chez elle et j’ai prévenu le bureau qu’elle ne reviendrait pas aujourd’hui parce qu’elle ne se sent pas bien.

Je me pose enfin dans mon bocal, heureuse de retrouver ma routine professionnelle. Mes stylos sont dans leur pot, mon bloc-notes bien parallèle à mon sous-main, et le fil du téléphone complètement démêlé. Je sais qu’il est ridicule de se délecter de ce genre de détails futiles mais ces derniers temps, je me contente de peu. Je me sens tellement épuisée par les émotions des jours passés que je n’ai même pas le cœur à tenter de démasquer mes suspects. J’ai eu mon compte d’hommes bizarres pour un bon moment.

J’évite de regarder qui passe dans le couloir, pour ne pas être tentée de réfléchir. Dans peu de temps, ce sera la pause de midi, je vais aller déjeuner avec Florence, Valérie et Malika. En attendant, je me réjouis de passer la dernière heure de cette matinée en restant peinarde à mon poste.

Cependant, même si vous décidez quelque chose, rien ne dit que les autres vous laisseront le mettre en pratique… Virginie se présente à ma porte.

— Je ne te dérange pas ?

— Tout va bien, entre, je t’en prie.

Voilà typiquement le genre de femme qui a souffert du changement de direction. Elle est arrivée quelques années après moi dans la société. Je l’ai vue se marier — M. Memnec avait organisé un pot. Je l’ai vue avoir son premier enfant — la société avait été généreuse. Puis il y a eu le changement de direction et la nomination de Deblais. Pour son deuxième enfant, nous n’avons pas été autorisés à faire un pot pendant les heures de service, et on a dû lui faire une enveloppe dans laquelle l’entreprise n’a rien offert. Puis elle a divorcé, et depuis elle se débat entre son travail et ses deux petits. La course le matin pour les déposer, la course le soir pour les récupérer. Mère célibataire et gestionnaire des comptes clients hôtellerie. Deux boulots à plein-temps dans une seule journée. Ça doit faire un an que je ne l’ai pas vue rire. Elle est toujours impeccable, toujours très pro, mais en permanence sous tension, à la limite de la rupture. Encore une qui doit beaucoup aux hommes…

— Je t’écoute, que puis-je pour toi ?

— Ce matin, M. Deblais m’a convoquée. Il m’a reçue avec son adjoint. Ils m’ont expliqué qu’ils ne pouvaient plus autoriser les aménagements horaires dont je bénéficie.

— C’est-à-dire ?

— Je dois être présente aux horaires officiels de l’entreprise « pour assurer les nécessités de service ». Ce sont leurs mots. Mais c’est impossible pour moi, ça tombe pile au moment où je vais accompagner ou chercher les enfants à l’école.

— Ils t’ont donné une raison ?

— Rationalisation de la gestion. Ils prétendent aussi qu’à plusieurs reprises, ils ont eu besoin de moi et que j’étais déjà partie. C’est faux ! C’est n’importe quoi. Ma situation et mes horaires n’ont jamais porté préjudice à mon travail. J’ai l’impression qu’ils cherchent à me démonter. Que dois-je faire ?

La pauvre n’est pas loin de la panique. Je la comprends.

— Qu’avez-vous convenu ?

— Ils me laissent dix jours pour m’organiser. Ensuite, ils feront constater mes absences…

— On va trouver une solution, Virginie.

Elle me sourit. Elle me croit. Elle est tellement inquiète qu’elle veut me croire. On est comme ça, nous autres. L’espoir et la confiance en autrui plus qu’en nous-mêmes. Je n’ai pas envie de la décevoir. Je suis révoltée face à cette nouvelle injustice. Mais je dois bien admettre que je ne vois aucune solution immédiate.

— Je vais aller leur parler. On va étudier leurs arguments et les solutions possibles.

— Merci Marie. Si je perds ce job, je coule à pic…

— Nous en sommes loin. Ne te mets pas cette pression en plus. Comment vont les enfants ?

— Nathan lit parfaitement. Il est prêt pour le CP. Je pense que je vais avoir plus de mal avec Arthur…

— Embrasse-les et ne t’inquiète pas, je te tiens au courant.

Je n’ai pas le temps d’aller voir Deblais maintenant, mais dès le retour du déjeuner, je lui tombe dessus. Je vois clair dans son jeu. Il va fragiliser le plus de monde possible en se servant des points faibles de chacun. Il n’est pas près de l’avoir, son tableau récapitulatif des contrats.

La vie n’est pas décidée à me laisser tranquille avec mon pot à crayons et mon fil bien démêlé. C’est maintenant Benjamin qui débarque.

— Auriez-vous un instant à m’accorder, mademoiselle Lavigne ?

— Je t’en prie.

Même si je n’ai pas envie de voir les signes, ils me sautent aux yeux. Le jeune homme est mal à l’aise, dans ses petits souliers. Objectivement, on peut même dire qu’il semble contrit. Il n’ose pas me regarder en face et il fait des petits pas comme s’il portait déjà des chaînes aux pieds pour purger une peine. Et s’il était celui que j’ai attendu samedi ? Et s’il était mon amoureux mystère ? Je l’avais retenu pour mon casting, et dans le rôle de l’homme qui avance vers moi sur le quai, il avait l’air craquant.

— Vous étiez absent vendredi…, dis-je d’un ton neutre.

— Un rapide voyage à accomplir… C’est de cela que je souhaite vous parler. Mais ce n’est pas évident pour moi…

N’ajoute pas un mot de plus, jeune séducteur. Tu es découvert ! Tout concorde, tes regards, tes sous-entendus, tes visites incessantes et ton numéro de charme.

Il est là devant moi, timide, honteux. Je l’observe. J’étais certaine d’en vouloir à mort à celui qui m’avait infligé ce rendez-vous manqué et là, maintenant qu’il se tient devant moi, je n’arrive pas à éprouver la moindre rancune. J’en suis incapable. Il m’attendrit. C’est épouvantable. Malgré ce que j’ai enduré à cause de lui, malgré les heures de torture et de peine, toute ma colère est en train de fondre comme neige au soleil. C’est comme si en moi, une trappe s’était ouverte et que mes deux tonnes de rage et mes six cents kilos de haine y étaient tombés dans une oubliette. Qui a installé en nous ce mécanisme secret dont seuls les hommes contrôlent le déclenchement ? On leur en veut, on les maudit, et il suffit qu’ils se pointent le bec enfariné pour qu’on leur pardonne, d’autant plus vite s’ils sont mignons… Je viens de mettre au jour un secret de notre architecture affective que nous-mêmes ignorons : notre cœur est équipé d’un double fond, il peut digérer toutes les peines du monde à la seule condition qu’une minuscule lueur l’illumine. Une lueur pour illuminer la nuit la plus sombre…

Benjamin me regarde enfin. Est-ce que je me verrais avec lui ? Ma foi, en admettant que je m’envisage avec un homme, je l’aurais imaginé autrement, mais il est beau garçon et ce qu’il a écrit dans ses lettres me laisse penser qu’il est plus mature que son âge.

— Je vous ai demandé beaucoup de choses et j’ai abusé de votre temps…

— Ce n’est pas grave.

— Si, si, je m’en veux vraiment.

— Oublions tout cela.

— J’espère que vous n’êtes pas allée vous battre pour mon augmentation parce que je m’en voudrais énormément…

J’aurais sans doute préféré qu’il culpabilise pour le rendez-vous manqué de la gare ou l’état d’incertitude dans lequel il m’avait plongé, mais chacun sa façon de voir.

— Je vais quitter l’entreprise, mademoiselle Lavigne.

Je m’étrangle.

— Tu pars ?

— Oui, je vais me marier et mon beau-père m’offre un poste dans sa société de transports, dans l’Est.

Ce n’est pas lui qui a écrit les lettres. Ce n’est pas lui qui m’a fait poireauter. J’en suis presque déprimée. L’espace d’un instant, j’ai vraiment aimé l’idée d’être courtisée par ce jeune homme. Il devine ma déception sans en soupçonner la véritable cause. Je me suis fait tout un roman pour rien. J’en viens même à me demander si j’ai bien reçu les lettres. Je doute de tout, et d’abord de moi-même.

Il s’avance.

— Je vois bien que vous êtes déçue. J’en étais sûr, vous êtes allée plaider ma demande à la direction.

— Ne t’en fais pas, Benjamin. Cela n’a aucune importance. Tu seras sans doute mieux à travailler avec ta famille qu’ici. Je suis aussi contente pour ton mariage. Félicitations à toi et à ta future épouse. Soyez heureux.

— Je vais négocier pour réduire mon préavis mais ne vous inquiétez pas, je m’en charge moi-même. Je vous ai fait perdre assez de temps comme ça.

Il ne m’a pas fait perdre de temps. C’est moi toute seule qui me suis raconté des histoires. Je trouve triste d’avoir mon âge, de savoir tellement de choses et de n’être toujours qu’une pauvre écervelée qui recommence à chaque fois de zéro lorsqu’il s’agit d’une histoire de cœur.

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