53

Quelque chose me chatouille la joue. Les moustaches de Paracétamol m’ont réveillée. Il ronronne près de mon oreille. Ce son a quelque chose de rassurant. Si un félin ronronne, c’est que tout va bien. Je me suis assoupie sur le canapé. Je remonte la main vers mon chat. Pour une fois, il ne cherche pas à s’échapper. Je le caresse. Il joue avec mes doigts puis se renverse sur le dos, contre ma tête. Nous sommes deux bestioles d’espèces différentes qui savourons l’instant, ensemble. Je m’étire pour promener la pointe de mon nez sur le pelage de son ventre. C’est le plus doux. Je suis bien.

Quelle heure peut-il être ? Je me souviens que j’étais en train d’étudier les dossiers de mes collègues pour essayer d’anticiper les manœuvres de la direction. J’ai dû m’écrouler. Je rechigne à ouvrir les yeux pour regarder ma montre. Deux minutes de quiétude supplémentaires en compagnie de mon animal ne devraient coûter l’emploi de personne.

Sur un plan plus personnel, je me suis particulièrement intéressée aux dossiers de Sandro et de Vincent. Je n’y ai rien trouvé de significatif. Sandro a un parcours assez modeste mais qu’il fait progresser à chaque nouveau poste. Il monte les échelons peu à peu, régulièrement. Vincent a exercé dans différentes sociétés, toutes assez réputées et appartenant à divers secteurs de l’industrie du luxe. Les deux ont en commun de n’avoir officiellement ni enfant ni situation conjugale. Sandro est là depuis quatre ans, Vincent un peu moins. Leurs fiches n’ayant pas été actualisées depuis leur embauche dans l’entreprise, ils ont eu le temps de développer une vie de famille sans que ce soit mentionné.

Il est presque 2 heures du matin.

— Ma sieste t’a privé de ton dîner, mon grand. Tu dois avoir faim.

Mon chat ne répond rien et continue à savourer les grattouilles que je lui prodigue.

— Viens, je vais te nourrir et en profiter pour grignoter quelque chose avec toi.

Parler à mon chat fait-il de moi une vieille fille ? Non, je ne pense pas. Même mariée et avec six enfants, je lui parlerais, comme à tous ceux qui comptent dans ma vie. Parce que si je suis lucide, je dois admettre que ce chat a pris une sacrée place dans mon existence. Sans doute à cause de ma faculté à m’attacher, mais aussi et surtout grâce à sa personnalité. Je fais attention à lui et il fait attention à moi. Je compose avec ce qu’il est, je sais ce qu’il aime et ce qu’il n’apprécie pas. Lui également. Nous avons appris à prendre soin l’un de l’autre. Chez nous, je n’ai que lui et il n’a que moi.

Depuis quelques jours, on se téléphone moins souvent avec Émilie. J’en suis paradoxalement aussi heureuse que triste. Bien que passant mes journées près d’elle au bureau, mon amie me manque terriblement. Nos coups de fil de fin de soirée laissent un sacré vide. On ne se disait rien d’important mais on était là, ensemble, on papotait pour le plaisir de dire des bêtises. Pour se sentir moins seules aussi. On finissait toujours en se souhaitant bonne nuit.

D’un autre côté, je suis contente qu’elle soit moins disponible parce que cela signifie que son histoire avec Julien avance. Je l’ai voulu, je l’ai espéré pour elle. Cela ne rend pas son éloignement ou son silence moins douloureux pour autant.

Je ne souhaite plus « bonne nuit » qu’à mon chat. Il ne répond jamais. Sans doute parce que lui se couche plus tard. Si ça se trouve, il me souhaite aussi une bonne nuit mais bien après, et je ne l’entends pas parce que je suis déjà endormie. Je sais, ça fait peur. J’aime l’idée de souhaiter bonne nuit à quelqu’un. J’y suis attachée. C’est un rituel lié à l’un des comportements vitaux de notre espèce. Nous ne pouvons pas vivre sans repas et sans repos. Nous nous assemblons pour l’un et pour l’autre. Pas forcément avec les mêmes ni en étant aussi nombreux pour dormir que pour manger ! Aucun spécimen d’aucune espèce dotée d’un cerveau ne vit ces deux temps essentiels complètement isolé, sauf les humains parfois, mais rarement par choix.

J’aime vraiment cet appartement, il est beau, il est grand, mais j’étais plus heureuse lorsque nous vivions entassées dans notre deux-pièces avec ma mère et ma sœur. Nous étions comme des marmottes au fond d’un terrier ; Caro et moi nous sentions comme des chiots dans leur panier, à l’abri dans les pattes de leur mère. Aujourd’hui, mon terrier est bien plus grand. Je n’ai jamais eu de panier aussi vaste, mais j’y suis seule.

Qu’est-ce qui fait d’un logement un foyer ? Qu’est-ce qui transforme un décor en un lieu plein de vie ? Sans doute le fait que des gens s’y retrouvent, qu’ils s’y espèrent et y partagent un quotidien. Un foyer est un lieu où ceux qui s’aiment ont rendez-vous. Petite, déjà, j’étais consciente de cela même si je ne savais pas le formuler. À la maison, j’aimais attendre ma mère et ma sœur. J’avais rendez-vous avec elles, je savais qu’elles allaient venir. J’avais hâte que nous soyons au complet. En patientant, j’adorais mettre la table pour elles. Je disposais les assiettes, je pliais les serviettes en forme d’animaux — j’étais tellement douée que personne ne reconnaissait jamais lesquels ! Je faisais attention à ce que les verres et les couverts soient correctement placés. Même pour un repas banal, cette préparation était essentielle à mes yeux. C’était une façon de rendre visible l’affection que je leur portais. Pendant mes années de vie commune avec Hugues, ce fut différent. Lorsque nous avons emménagé, j’avais ce goût de faire, mais il s’en fichait. Je dressais la table mais il mangeait debout, vite fait, parfois en téléphonant ou en pianotant sur Internet. Il avalait ce que je lui préparais avec soin sans même y prêter attention. Il n’appréciait rien. Peu à peu, sur ce point-là comme sur beaucoup d’autres, il a tué mon élan naturel. Avec le recul, je m’en aperçois. C’est horrible. Il m’a insidieusement convaincue que semer de jolies petites choses ne servait à rien.

Maintenant que je suis seule, débarrassée de lui, ces élans renaissent en moi. J’ai envie de mettre la table pour quelqu’un, j’ai envie d’accomplir pour ceux à qui cela pourrait faire plaisir. Voilà bien longtemps que je n’avais pas eu ce genre de pensées. Que ce soit pour ceux que j’aime ou ceux que je globiche, je retrouve cette volonté-là.

Paracétamol a vite compris que je lui préparais sa terrine. Sans me laisser le temps de finir, il a glissé son museau entre mes doigts pour manger au plus vite. Petit gourmand ! Pendant qu’il dégustait ses bouchées les unes après les autres, je lui ai caressé le sommet de la tête, entre ses petites oreilles pointues. C’est étonnant : il mange rapidement mais ne se goinfre pas pour autant. Il prélève les bouchées avec le même geste délicat, mais à un rythme accéléré.

J’ouvre le frigo mais rien ne me tente. Pour les repas aussi, c’est plus compliqué quand on est seule. On ne cuisine jamais vraiment pour soi-même. On oscille entre ce qui nous est nécessaire pour vivre et ce qui nous fait compulsivement envie. Mais le fait est que l’on ne se nourrit pas correctement. On survit en attendant les autres. Alors je grignote, mais je subis cette horrible malédiction qui nous frappe : tout ce qui est alléchant fait grossir ! Je suis impatiente que la saison des fruits revienne. Je dégusterais bien une belle pêche chauffée au soleil. En attendant, pour ce soir, je vais devoir me contenter de carottes râpées vaguement desséchées.

Mon chat a déjà terminé son plat. Maintenant, il fait sa toilette. Je n’ai pas envie de me retrouver assise seule à ma table, alors je déambule à travers les pièces avec mon assiette. Tout est calme. À cette heure-ci, la plupart des habitants de l’immeuble dorment. M’écrouler de bonne heure m’a fait du bien mais du coup, à plus de 2 heures, j’évolue dans un état de semi-conscience. Pas sommeil mais pas complètement réveillée non plus. Mes pensées sont comme des bulles de savon qui flottent dans l’air et s’entrechoquent doucement. Certaines éclatent et d’autres s’élèvent en tournant sur elles-mêmes.

De quoi ai-je envie ? Qu’est-ce qui me ferait le plus plaisir à cet instant ? Quel est mon rêve ? Puisque ma réflexion est un peu embrumée, je dois pouvoir réfléchir différemment, sans être entravée par tous les filtres activés habituellement. Moins de vigilance sur moi-même. Il est temps de laisser parler le cœur et l’instinct pendant que le cerveau rame !

Est-ce vraiment une vie d’autonomie que je veux ? Ce n’est pas un enjeu pour moi. Dépendre des autres ne m’a jamais posé de problème. Il n’y a que les fous et les orgueilleux qui se croient assez malins pour s’en tirer sans l’aide de personne.

Est-ce que je désire passer le reste de ma vie toute seule ? Non. Mais cela ne veut pas dire que je pourrais à nouveau supporter ce que j’ai vécu avec Hugues. Toutes ces années à croire que je vivais avec quelqu’un qui m’aimait… On projette ses sentiments sur les autres alors que l’on est parfois seul à les porter. Je sais désormais que cela ne conduit nulle part. Donner à des gens sans cœur ne construit rien.

Si une bonne fée apparaît et m’offre de réaliser trois vœux, je sais déjà ce que je lui demande. Je vérifie d’abord qu’il ne s’agit pas d’Émilie qui me joue une vilaine blague dans son déguisement. Je tire donc de toutes mes forces sur ses ailes et sa belle chevelure pour vérifier qu’elles sont authentiques. Si ça résiste, que la vraie fée ne s’enfuit pas et qu’elle consent à me pardonner ce comportement de démente, je ne lui demande ni la fortune, ni la vie éternelle, ni le pouvoir de parler toutes les langues du monde.

Je ne désire que trois toutes petites choses : j’ai envie d’entendre des pas qui s’approchent dans l’escalier, j’ai envie que quelqu’un ouvre la porte et j’ai envie qu’il me prenne dans ses bras parce qu’il m’aime. Je ne demande rien de spectaculaire, pourtant je sais que ces trois toutes petites choses sont le témoin du seul miracle capable de donner un sens à la vie.

Une petite voix intérieure me murmure que même si je suis encore fragile, mon cœur ne va pas laisser mon cerveau m’obliger à passer le reste de ma vie à me méfier des hommes. Mes espoirs sont en train de reprendre le dessus sur mes doutes. Il faudrait simplement que mon esprit et mes sentiments s’associent pour ne pas refaire les mêmes erreurs. Plus facile à dire qu’à faire…

Je dois avouer quelque chose. Au mur du salon, près de la bibliothèque, entre les photos, j’ai punaisé un calendrier sur lequel je décompte les jours qui me séparent de la prochaine lettre. Combien de temps dois-je encore attendre jusqu’au 13 mars ? Pour être vraiment honnête, je vérifie plusieurs fois dans une même journée. Des dizaines de fois, en fait. Chaque matin, comme une petite victoire, je raye le jour écoulé. Pauvre fille. Comme si cette date allait tout changer… Encore une illusion. Je le sais, mais je me comporte quand même comme une captive avant sa sortie imminente du cachot. J’ai conscience que ma réaction est excessive, mais le fait est que recevoir une nouvelle lettre est le seul événement que j’attends vraiment dans ma vie. C’est sans doute le triste signe d’un vide existentiel, mais c’est ainsi. Mon champ de ruines intérieur est encore en réhabilitation. Tout est à reconstruire. On commence à évacuer les gravats, et les ingénieurs se demandent si le sous-sol est assez solide pour rebâtir. Il faudra dépolluer : il y a partout des traces de peur et de désespoir. Rien ne pousse là-dessus.

En attendant que l’architecte me fasse parvenir son projet, je n’ai rien de prévu. Pourtant mon agenda est plein : dentiste, courses, invitation de M. Alfredo, épilation… L’occasion de constater que ce qui remplit votre temps n’est pas forcément ce qui comble votre vie. Comme devant mon frigo vide, je grignote en attendant ce qui me nourrira. J’ai faim.

Que contiendra la prochaine lettre ? Que va-t-il m’écrire ? Va-t-il me proposer un autre rendez-vous ? Me dira-t-il ce qu’il a observé de moi ? Va-t-il sentir tout ce qui renaît en moi ? Ou va-t-il m’annoncer qu’entre-temps il a trouvé quelqu’un de mieux ? J’ai peur de l’apprendre mais j’ai envie de savoir.

Dans mes rares moments de clairvoyance, je me juge déraisonnable d’attendre après ce type. De lui, je ne sais rien d’autre que ce qu’il veut bien me dire dans ses lettres. Je lui colle tous les physiques possibles, toutes les voix, tous les regards et tous les âges. Il est potentiellement « l’homme de ma vie » mais à force de me poser des questions à son sujet, je me demande vraiment ce qui pourrait lui donner concrètement ce rang à mes yeux. Quels sont les traits qui confèrent sa valeur à un homme ? Qu’est-ce qui chez eux nous donne envie de leur offrir autant ? Les hormones ne peuvent pas tout expliquer. La chimie ne justifie ni les rêves, ni les espoirs. Je peux réfléchir à ces sujets en étant pragmatique tant qu’il n’est pas devant moi. Parce qu’à la seconde où il apparaîtra, je me connais, les sentiments vont aussitôt prendre le pas sur la raison et mon cœur va encore déborder mon cerveau. Parfois, à force de compter les jours et d’attendre, je me dis que malgré tout ce qu’il suscite en moi, il ne me correspondra peut-être pas. Peut-être ne serons-nous pas faits l’un pour l’autre.

J’ignore pourquoi, mais l’image d’Alexandre s’impose à mon esprit. À mon esprit ou à mon cœur ? Après tout, peu importe qu’il ne soit pas l’auteur des lettres. Rien ne m’empêche d’envisager d’autres hommes que celui qui m’écrit. Pourtant, je me dois de laisser sa chance à celui qui s’est intéressé à moi au moment où je pensais ne plus compter pour personne.

Загрузка...