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Ce matin, j’ai pris mon chat de vitesse. C’est moi qui l’ai réveillé. Il faut dire que j’étais debout avant la sonnerie, et même avant le soleil. Les yeux à peine ouverts, pieds nus et en chemise de nuit, j’ai commencé par rayer le dernier jour sur mon calendrier. Nous sommes le 13 mars. Bonne chance, Marie.

En sortant pour aller travailler, j’ai vérifié mon paillasson : pas de lettre. Cette fois, je suis allée écouter à la porte de Romain Dussart. Rien. S’il est rentré de son « déplacement », il doit dormir paisiblement en attendant de me balancer sa nouvelle missive, à moins qu’il ne l’ait postée cette fois encore.

En arrivant au bureau, j’ai supplié Pétula de me prévenir dès que le facteur serait passé. De sa voix faussement grave, elle a répondu laconiquement : « OK, poulette. » Ça fait peur. Elle ressemble de plus en plus à un mec. Depuis qu’elle a brillamment réussi sa première audition en tant que jeune homme, elle entre complètement dans son rôle et se fait appeler Théo. Je m’y perds avec ses prénoms. Je vais finir par l’appeler Théa, ou Pétulo.

Émilie a rencontré les parents de Julien. Elle a raison, ça va vite. Je lui ai parlé du projet fou de Vincent et elle est prête à investir tout son plan d’épargne logement dans l’affaire. J’y vois un beau signe d’encouragement, mais je pense qu’il va en falloir plus pour impressionner Deblais. Vincent et Florence y travaillent. Ils doivent encore déjeuner ensemble ce midi.

Je suis incapable de me concentrer sur quoi que ce soit d’autre que cette lettre. J’y pense sans arrêt. Je l’imagine. Je la vois presque. En tous les cas, je l’attends chaque seconde. J’ai envisagé tellement de scénarios perchés, toujours plus tordus, que j’en suis à me dire que mon amoureux mystère ne se montre pas tout simplement parce qu’il est affreusement laid. Il va de ville en ville, de foire en foire. Les badauds payent pour entrer dans sa petite cahute aux couleurs criardes et en ressortent abasourdis. Il épouvante les enfants et fait s’évanouir les femmes. Les hommes le craignent et les scientifiques le recherchent. Pasteur est sur ses traces parce que faute de cobayes — le dernier prisonnier de la zone 51 s’étant sauvé en dévorant les gardiens et une voiture —, notre bon savant n’a plus rien inventé depuis les pets de chien. Il espère se refaire grâce à celui qui m’aime. Mon monstre d’amour m’aura certainement remarquée dans le journal local où je figurais voilà trois mois, floue, au vingt-huitième rang, sur le cliché d’une soirée théâtre aussi avant-gardiste que foireuse où Émilie m’avait traînée. Pourquoi moi ? Pourquoi m’a-t-il choisie ? Il est assez logique qu’un monstre de foire tombe amoureux de l’otarie du cirque. C’est même assez touchant. Après tout, ça peut coller. « Bonsoir madame, je vous présente mon mari, l’homme aux trois nez — l’un en trompette, l’autre en triangle et le dernier en grosse caisse. Quand il se mouche, ça joue la Symphonie pastorale. Est-ce que vous avez une piscine et un ballon, s’il vous plaît ? Parce que je suis complètement déshydratée et que j’ai envie de faire mon numéro. »

Plus les heures passent, plus je suis survoltée. En me levant, j’étais une pile de 9 volts. En arrivant au bureau, j’étais une batterie de voiture 12 volts. Vers 10 heures, j’ai été une batterie de projecteur au lithium puis une éolienne dans le vent qui se lève. Je pense que je vais finir chargée comme la centrale hydroélectrique des chutes du Niagara. Le premier qui me touche les fils va se prendre la patate de sa vie.

Par chance, mon dernier suspect sérieux n’étant pas dans l’entreprise, il ne subsiste plus aucune ambiguïté avec mes collègues. Je suis allée saluer les garçons dans l’ancien bâtiment. Depuis que Sandro et Kévin sont « beaux-frères », l’ambiance a encore évolué. Avant, en les regardant bosser, on percevait du plaisir. Maintenant, on sent le bonheur.

L’ambiance n’est pas vraiment la même côté direction. Chaque fois que je passe devant son bureau, Deblais me jette des coups d’œil de plus en plus sombres. Je m’en fous totalement.

Notelho évite de me regarder mais il continue à espionner son chef et à lui faire les poches. Il a obtenu de nouveaux détails sur sa garçonnière. J’ai l’impression que l’ex-lieutenant en fait une affaire personnelle.

Le courrier est passé tard et Pétulo n’a certainement jamais vu personne se jeter avec un tel empressement sur des plis postaux. Pour se ruer ainsi sur du papier, il faut être un termite. Il va falloir que je me calme. Même le stagiaire me regarde de travers.

Cette journée est une odyssée à travers toutes sortes d’émotions. J’ai pleuré toute seule à la photocopieuse parce que je me suis dit qu’aucune lettre n’arriverait. Dix minutes après, j’ai ri comme une hystérique à la machine à café parce que j’ai eu l’intuition que l’enveloppe contiendrait une demande en mariage et deux billets d’avion pour les îles. Pendant le déjeuner, je me suis loupé la bouche en mangeant parce que j’ai imaginé que mon homme était assis à côté de moi et que — sans prévenir ma main — j’ai tourné la tête pour admirer ses yeux. Je m’en suis mis partout. Une journée compliquée, donc.

Avant de partir, Émilie m’a demandé de l’avertir si je recevais la lettre. Elle m’a serrée contre elle et m’a souhaité tout le bonheur du monde.

Je suis rentrée chez moi ventre à terre parce qu’il est évident que si je n’ai rien trouvé ce matin devant ma porte, ni dans la journée au bureau, c’est que la lettre m’attend à la loge de M. Alfredo ou sur mon paillasson.

— Non Marie, pas de courrier pour vous aujourd’hui. Vous attendiez quelque chose ?

— Rien de grave…

J’ai monté l’escalier en ressentant chaque marche comme les derniers accords d’un requiem. Mes pas rythmaient les derniers bips d’un compte à rebours avant l’effondrement.

Dans un travelling ascensionnel parfait, mon palier s’est dévoilé progressivement. C’était un mouvement visuel digne des plus grands films à suspense, qui s’est étiré jusqu’à mon paillasson, sur lequel rien ne m’attendait. Fondu au noir. Générique de fin.

Je viens de comprendre ce qui s’est passé : le petit Antoine — dix ans mais avec des grands pieds — a barboté la lettre parce que depuis que nous avons dansé ensemble, il est secrètement amoureux de moi. Il est prêt à tout pour m’empêcher de trouver un mari en attendant d’être assez grand pour m’épouser lui-même. Plus que quinze ans à attendre.

J’entre chez moi déprimée, épuisée. Je laisse tomber sac et manteau. Heureusement que mon chat est là pour m’apporter un peu de réconfort. Mais je n’arrive pas à me poser. J’attends toujours. J’ai réglé le volume de mon téléphone au maximum au cas où il m’appellerait. Avoir trois nez ne l’empêche pas de parler. J’ai pris une douche en gardant la tête hors de la cabine au cas où il viendrait frapper, à la fenêtre ou à la porte. Résultat, je suis propre de partout sauf de la tête.

J’ai passé la soirée à épier chaque bruit, à me dire qu’à la seconde d’après, ma vie allait changer. J’ai déjà vécu cela. C’était dans un hall de gare. Je ne veux le revivre à aucun prix mais je suis incapable de m’y soustraire. Quelle sera cette fois ma limite d’attente ? Impossible d’en fixer une. Je vais encore souffrir le martyre, écartelée entre un espoir que chaque tour de trotteuse rabote comme une meule et une déception que toute minute écoulée alourdit. Comme souvent en cas de grande malédiction, seuls les douze coups de minuit pourront me délivrer. Nous ne serons alors plus le 13 mars mais le 14, et l’homme dont j’attends le signe aura failli à sa promesse.

Paracétamol est venu me provoquer avec son bouchon, mais je n’ai pas réagi. Alors il m’a attaqué les pieds. Maman a téléphoné mais j’ai eu du mal à me passionner pour le bulletin de santé de sa voisine.

Je n’ai même pas eu le cœur à me nourrir. Tant mieux. Il était préférable que j’aie l’estomac léger vu ce qui m’attendait. Il était exactement 21 h 34 lorsque c’est arrivé.

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