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— Maman, tu devrais te débarrasser de cette vieille écumoire. Je vais t’en acheter une autre.

J’égoutte les haricots verts au-dessus de l’évier. C’est une tradition : lorsque je viens chez ma mère, c’est moi qui prépare le repas. Nous avons un rituel bien à nous. Elle s’assoit à la table de la cuisine et me regarde pendant que nous papotons. Le fait de préparer le repas me permet aussi d’ouvrir son frigo, de fourrer mon nez un peu partout pour vérifier ce qu’elle mange. J’en profite pour contrôler qu’elle prend bien ses médicaments en pointant discrètement la diminution du stock.

— Elle est encore très bien cette écumoire, je n’en veux pas de neuve.

Maman pur jus. Ne rien changer, ne rien dépenser. Ce n’est pas bien grand chez elle. Lorsque j’ai quitté la maison, elle a pris un appartement plus petit. Avec sa modeste retraite, elle n’a pas les moyens de s’offrir davantage. Pour ma visite, elle a fait l’effort de se coiffer, mais le résultat prouve qu’elle n’a plus beaucoup l’habitude. J’évite de la regarder trop longtemps parce que sinon, elle me fait de la peine. J’aurai le temps d’en avoir une fois que je serai repartie, mais tant que je suis là, je dois être enjouée, énergique. Je dois lui donner la force et l’envie de tenir jusqu’à ma prochaine visite ou celle de Caro. Elle n’a que nous.

À bien y réfléchir, j’ai le sentiment que ma mère a passé sa vie à attendre. Je ne me souviens pas de l’avoir vue décider ou prendre une initiative. Elle n’a fait que réagir à ce que le destin lui imposait. Force est de constater qu’il ne lui a pas fait de cadeau. La pauvre a subi sa vie. Cette vision de ma pauvre petite maman ballottée dans les vicissitudes de son existence me bouleverse.

— Maman, ton steak, tu le veux bien cuit ou saignant ?

— Tu me poses la question à chaque fois. Comme toujours, bien cuit, s’il te plaît.

— On ne sait jamais, tu pourrais changer. Pour une fois, tu pourrais vouloir essayer autre chose.

Elle rigole. Je sais qu’elle m’observe. J’ai beau être une grande fille, elle me regarde encore comme sa toute-petite. Si je pose la poêle en déséquilibre ou si je mets trop de beurre, je vais avoir droit à une réflexion. Il est bon d’avoir douze ans dans le regard de quelqu’un, ça nous rajeunit, à condition que cela n’arrive pas plus de deux fois par mois !

J’entretiens la conversation :

— Comment va ta voisine, Mme Guédié ?

— Elle est sortie de l’hôpital. Je suis montée lui rendre visite, mais je ne sais plus quand. Quel jour sommes-nous, d’ailleurs ?

— Jeudi.

Elle compte sur ses doigts :

— Alors ça devait être lundi. Elle a vraiment une sale mine. Les yeux creusés, le teint blanc. Je me demande si elle verra l’été.

— Ne sois pas si pessimiste !

Les steaks cuisent. Ce soir, le mien sera bien cuit aussi parce que si je me le cuisine saignant, je vais encore avoir droit au refrain sur les germes qui ne sont pas tués. J’entrouvre la fenêtre pour aérer. Je sens l’air frais.

— Tu regardes toujours ton feuilleton avec les deux familles qui se battent ?

— Elles ne se battent pas, elles se déchirent. Les Grandvilliers sont d’ailleurs de moins en moins corrects dans cette histoire…

Et la voilà qui me fait le résumé des cent trente derniers épisodes. Elle se plaint qu’il n’y a rien de bien à la télé mais elle passe son temps devant. On lui a pourtant offert un lecteur avec Caro et on l’abreuve de films, mais rien n’y fait. Elle revient constamment à ses rediffusions. Je suis là à critiquer, mais je me demande dans quel état je serai à son âge.

De temps en temps, pour avoir l’air de m’intéresser, je lui demande de préciser des détails sur tel ou tel personnage. Je m’efforce d’animer notre échange, mais je ne suis pas certaine que mes questions lui plaisent. J’ai même souvent l’impression qu’elles la dérangent. Au fond, ce qu’elle préfère, c’est raconter ses trucs à sa façon, à son rythme, mais devant quelqu’un qui l’écoute. Elle veut surtout que quelqu’un l’écoute. Est-ce que ce n’est pas le cas de chacune d’entre nous ? Cette simple idée me touche. Moi, au rythme où vont les choses, il n’y aura même pas d’enfants pour venir brûler mes haricots verts et ma viande, et j’en serai réduite à regarder la même série que maman qui en sera alors à sa deux millième rediffusion. Je n’aurai même pas la surprise de découvrir ce que trafiquent ces méchants Grandvilliers parce qu’elle m’aura tout raconté. Chienne de vie.

Je l’aime, ma mère. Très fort. Je l’aime pour tout ce qu’elle a fait pour nous. Je l’aime pour l’acharnement qu’elle a mis à vivre alors que j’ai souvent senti qu’elle avait envie de mourir. Je l’aime pour ses manies qui m’ont donné des repères. Je l’aime pour ses principes qui me paraissent de moins en moins ringards avec l’âge. Je l’aime pour ce qu’elle m’a offert et qu’elle m’offre encore malgré le temps : le sentiment d’appartenir à une famille.

Je prépare les assiettes et m’assois face à elle. Elle continue à me raconter :

— Je ne sais pas si Angèle épousera Rémy, mais ce serait bien fait pour ce sale voleur d’Édouard. Lui, je ne l’aime pas du tout. Toujours à magouiller.

Si un jour elle rencontre l’acteur qui joue Édouard, elle est du genre à lui coller une grande baffe parce qu’elle prend vraiment cette histoire à cœur.

Je la vois se servir de ses couverts et je me dis que, dans quelques années, il faudra que je lui coupe sa viande. Comme elle l’a fait pour moi. La boucle sera bouclée. Mais dans quel but aura-t-on fait ce grand tour ? Pourquoi aura-t-on vécu tout cela ? Tous ces espoirs déçus, toutes ces souffrances. Pour quels bonheurs ?

Je commence à manger. Maman mastique sa viande. Elle semble contente. Je contemple le décor. Maman au premier plan. Derrière, j’aperçois le buffet que j’ai toujours connu. Il n’y a plus de clef sur la porte de gauche parce que je l’ai perdue dans un bac à sable quand j’avais huit ans. Heureusement que la clef de droite ouvre aussi la porte de gauche. Sinon, nous n’aurions plus eu accès à la soupière, aux grands plats et aux assiettes à dessert.

Au mur, dans des sous-verre, sont exposés des dessins de Caro et moi. Ma sœur adorait dessiner des oiseaux et des arbres. Moi, c’étaient les animaux de la basse-cour. Ma mère m’a raconté que ça m’a pris après la visite d’une ferme avec ma classe quand j’étais en maternelle. Je suis alors devenue une obsédée des lapins et des poules. Si ça se trouve, cette lubie explique le choix de mon costume… C’est affreux, parce que quelques années plus tard, je dessinais sans arrêt des pendus et des décapités ! Maintenant, j’ai peur.

Maman conserve ces dessins comme des reliques. Les couleurs sont passées, on ne sait parfois même plus si c’est Caro ou moi qui avons dessiné, mais je sais qu’elle les regarde chaque jour. Elle nettoie les cadres avec soin. Ils constituent la trace d’un temps où nous étions près d’elle, entièrement tournées vers son affection. Peut-être aussi qu’en les regardant, elle se rappelle ce qui lui a donné la force de tenir tout au long de ces années. Il y a peu de photos chez elle. Nous n’avions ni le temps ni les moyens d’en faire. Nous n’étions pas malheureuses pour autant ! Figurent évidemment nos portraits scolaires, mais aucune photo de famille comme chez Caro et Olivier. Revoir ma sœur avec ses nattes et sa bouille de gamine me fait toujours bien rire. Je suis en revanche plus réservée devant le « beau » portrait de moi, avec mes palmiers sur la tête et ce chemisier à rayures vertes que j’adorais. Maman ne manque jamais de me rappeler qu’elle trouve que cette photo, « c’est tout à fait moi ». Pas étonnant que j’aie du mal dans ma vie, avec une frimousse pareille. Quelle horreur !

— Caroline m’a parlé des lettres que tu reçois.

Je suis estomaquée. Elle a dit cela sur le même ton que lorsqu’elle me raconte sa série. Elle a lâché ça tout d’un coup, sans prévenir. Je suis déstabilisée.

— Ce n’est rien d’important. Aucune raison de s’inquiéter.

— Je ne m’inquiète pas pour ces lettres, je m’inquiète pour toi.

— C’est gentil, maman, mais tout va bien.

— Je peux bien te l’avouer à présent : je n’appréciais pas vraiment Hugues.

— Je l’avais deviné. Je me demande d’ailleurs qui l’appréciait, à part moi.

— Au départ, je me suis dit que mon recul vis-à-vis de lui était un vilain réflexe de belle-mère et que je lui en voulais de m’enlever ma petite dernière. Mais avec le temps, j’ai su que ce n’était pas cela. Ce garçon génère lui-même d’excellentes raisons de ne pas le supporter.

Hugues lui rappelait-il son mari, qui nous a lâchement abandonnées ? Jamais je n’oserais lui poser la question.

— Tu sais, Marie, je vais peut-être te choquer, mais je pense que votre rupture est une bonne chose.

— Tant mieux, parce qu’elle a eu lieu. Et pas qu’un peu.

— Je sais ce que tu penses. Je te connais. Tu as toujours hésité à me confier tes problèmes de couple parce que tu crois que le mien est une plaie béante.

— Ce n’est pas le cas ?

— Pas de la manière dont tu l’imagines.

— Ton mari ne t’a pas fait de peine ?

— Si, mais pas plus que Hugues ne t’en a fait. Je le pense sincèrement.

— C’est bien pour cela que je me dis que, comme toi, après cette expérience désastreuse, je vais désormais faire ma vie sans hommes. À quoi nous servent-ils ? Si on fait le bilan de ce qu’ils nous apportent et de ce qu’ils nous infligent, la question vaut la peine d’être posée. On peut très bien se débrouiller sans eux. J’ai un travail, j’ai des amis, j’ai…

— Marie, écoute-moi. Je ne parle pas en tant que mère, mais en tant que femme qui a vécu bien plus longtemps que toi. Ton père nous a abandonnées, c’est indéniable. Mais je le connaissais bien et je l’ai aimé comme aucun autre homme. Je crois qu’il était fait pour être un amant, et pas un père. Ce n’est pas la même chose. Je crois par contre que j’étais faite pour être mère, ce qui n’est pas non plus le cas de toutes les femmes malgré ce que l’on raconte. Alors on peut lui reprocher tout ce que l’on voudra, on peut lui coller notre malheur sur le dos, mais je n’oublie pas que sans lui, je n’aurais jamais eu les deux merveilles qui ont ensoleillé ma vie.

J’arrête de mâcher ma viande.

— Tu sais, Marie, nous les femmes, on a tendance à tout attendre des hommes. Nous espérons beaucoup d’eux et si nous ne l’obtenons pas, nous les en jugeons responsables. Ils doivent nous rendre heureuses, nous valoriser, nous couvrir de fleurs, nous faire voyager, nous rassurer, nous aimer. Pourtant, souvent, le plus grand cadeau qu’ils puissent nous faire, ce sont des enfants. C’est évidemment mieux s’ils restent ensuite pour nous aider à les élever et à les protéger, mais tous n’en sont pas capables.

— Comment peux-tu leur trouver des excuses ?

— Je ne leur trouve pas d’excuses à tous, je te fais part de l’explication pour un seul. C’est toujours une erreur de les mettre dans le même sac. La vie est faite d’individus, de rencontres. Pas de catégories et de statistiques.

— Tu n’en veux pas à notre géniteur ?

— Je n’apprécie pas ce mot, Marie. Je comprends que ta colère te pousse à le réduire à sa fonction biologique, mais il est votre père. Je lui en ai voulu aussi, crois-moi, mais cela ne doit pas prendre le pas sur l’essentiel, sur le plus beau. Son comportement, s’il m’a compliqué l’existence, ne m’a pas empêchée de vivre. Rien n’a été simple et j’aurais préféré une autre situation, mais je n’ai aucun regret parce que j’ai le grand bonheur de vous avoir. Je vous ai vues grandir, j’ai vécu vos premiers pas, vos premiers mots, vos sourires. Je vous ai vues apprendre, découvrir, douter. Même si tu te crois grande aujourd’hui, tu en es encore là. Marie, on devient vieux lorsque l’on cesse d’apprendre. Tu es donc toujours très jeune, n’est-ce pas ?

— Certaines leçons font mal.

— Je le sais, ma fille, je le sais. Et plutôt que de cuisiner mon steak, tu devrais profiter que je suis encore là pour venir pleurer dans mes bras chaque fois que ta vie est trop lourde.

J’ai posé ma fourchette.

— Marie, ces lettres que tu reçois, ces lettres étranges, ne les rejette pas. Il n’y a pas de mauvaise façon de rencontrer son homme. Ils sont bizarres, ils sont épuisants, ils ne nous comprennent pas plus que nous ne les comprenons, mais la vie est bien moins froide lorsque l’on peut se blottir contre l’un d’eux.

Elle glisse sa main sur la table, je la prends dans la mienne.

— Alors pourquoi n’as-tu jamais refait ta vie ?

— Vous étiez là, pour mon plus grand bonheur. Je n’avais pas ma vie à refaire. Je la vivais avec mes deux filles et vous aviez besoin de moi.

Je pensais comprendre, je croyais savoir. Je ne sais plus rien.

— Ma fille, tu as ta vie à construire, et ce n’est pas parce qu’un malotru sans éducation t’a fait perdre du temps et quelques rêves que tu dois considérer que tous les hommes lui ressemblent. Mon histoire n’est pas la tienne. Rien ne t’oblige à finir seule. Ne rejette pas la main qui se tend. Je te souhaite de recevoir d’autres lettres et de découvrir qui te les envoie. Les hommes sont ce qu’ils sont, mais qu’ils s’intéressent à nous est toujours une bonne chose. Laisse-leur une chance. On ne sait jamais où conduira le chemin, mais si l’on a des jambes, c’est pour s’y aventurer. Va, rencontre, ose dire ce que tu ressens, écoute, imagine et décide. Il faut être deux pour tout cela. On accomplit toujours pour quelqu’un ou à cause de quelqu’un. N’aie pas peur. Je suis de tout cœur avec toi.

Pour la première fois depuis des décennies, ce n’est pas de la tristesse que j’ai lue dans les yeux de ma mère, c’est de l’amour.

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