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Émilie m’a gentiment prêté sa voiture. Il est vrai qu’elle n’en a pas besoin ce week-end, puisque c’est Julien qui l’emmène dans la sienne — je ne sais pas où, d’ailleurs. J’espère qu’ils vont se trouver mieux que la banquette arrière…

Je roule vers l’adresse de Kévin en me fiant au GPS. Émilie n’a pas été que gentille dans cette affaire puisque, avec malice, elle a réglé la voix qui me guide sur le finlandais. À chaque carrefour, j’éclate de rire et aussitôt après, je panique parce que je ne comprends rien au finnois et qu’il faut choisir une route. Hilare puis flippée, tous les cinquante mètres. Sur le trottoir, les gens doivent se dire : « La pauvre a un grain. Elle n’habite sûrement pas toute seule dans sa tête… »

Après une demi-heure de route, j’ai quand même appris que « oikealle » signifie « à droite » et que « vasemmalle » veut dire « à gauche ». Pas évident à replacer dans une conversation… J’arrive bientôt dans une banlieue plus récente que celle de Caro et Olivier. Les chaussées sont larges, les ronds-points nombreux. Les arbres n’ont pas encore eu le temps de grandir et les buissons sont plantés de frais. Les noms des rues fleurent bon la campagne — allée des Cerisiers, rue du Moulin… Alors que dans la région, il ne doit plus rester beaucoup ni des uns ni de l’autre.

Les pavillons pimpants se ressemblent tous un peu sans être pourtant les mêmes. Petits jardins ouverts côté rue, espace arrière fermé. Étant donné le nombre d’équipements pour enfants que je découvre sur les pelouses, c’est sûr, je suis au pays des jeunes parents. On ne compte plus les petits toboggans en plastique aux couleurs vives, les maisons de princesse ou les balançoires. Avec la saison plus clémente qui s’annonce, je parie que les prochains samedis dans le quartier ne seront pas aussi paisibles qu’aujourd’hui.

Pas besoin de vérifier le numéro de la rue car j’aperçois Kévin qui joue avec ses deux petits. Chacun d’eux est perché sur un de ses pieds, agrippé à ses jambes. Kévin avance à grands pas, en les soulevant bien haut, ce qui les fait beaucoup rire. Sandro les suit de près, à quatre pattes, en montrant les dents. Il bondit comme un lion pendant qu’Alexandre fait signe aux enfants de venir se réfugier de son côté. Je trouve le tableau attendrissant. J’ai la chance de les observer avant qu’ils ne me remarquent. L’espace d’un instant, je suis témoin de leurs jeux sans qu’ils se doutent qu’ils sont observés. Cinq mâles en liberté dans leur habitat naturel. Trois grands, deux petits. Mais l’âge a-t-il une importance lorsqu’ils s’amusent ? Ils ont un instinct de jeu souvent plus développé que le nôtre.

Au moment où je gare la voiture, ils me repèrent. Leur attitude — celle des adultes au moins — se modifie instantanément. Les voilà soudain plus sérieux. Caro dirait qu’ils viennent de réendosser leur costume de super-héros. Par contre, les deux petits ne lâchent rien et continuent de crier pour que tout aille plus vite et plus fort.

Je descends. J’attrape le bouquet et la bouteille pour mes hôtes. J’ai aussi acheté une bricole pour les enfants dont j’ai vérifié l’âge dans le dossier de Kévin. Au moment où ils m’accueillent, une jeune femme sort de la maison et gronde :

— Non mais vraiment, vous êtes siphonnés de jouer avec les gamins dehors par ce temps-là ! Je viens de les doucher. Ils ont les cheveux mouillés et des pyjamas propres ! Les enfants, rentrez !

Alexandre et Sandro font profil bas, mais Kévin répond :

— Ce n’est pas si grave. De toute façon, on ne tombe jamais malade quand on est heureux ! Ils se souviendront toute leur vie de ces jeux alors qu’ils oublieront leur pyjama !

— Surtout s’ils dorment à moitié à poil, comme leur père.

Les deux bambins obéissent à contrecœur. Kévin m’accueille chaleureusement :

— Bonsoir Marie, et bienvenue. Tu arrives en plein psychodrame ! Je te présente la harpie de mon cœur, Clara. Dix ans de bonheur, à condition d’être sourd !

Son épouse fait mine de le taper et m’embrasse avant que j’aie eu le temps de me demander comment me comporter pour ce premier contact.

— Bonsoir Marie. C’est gentil d’être venue. On va se dire « tu ». Les hommes m’ont beaucoup parlé de toi. Il paraît que tu rampes très bien dans les conduits de chauffage… Venant d’eux, c’est un superbe compliment !

Sandro et Alexandre me font la bise le plus naturellement du monde. Il est vrai que nous ne sommes plus au travail mais dans la sphère privée. C’est sans doute pour cela que Sandro m’a à moitié enlacée…

Clara m’entraîne à l’intérieur.

— Marie, je te présente Mélanie, la sœur de Kévin. Deux ans de moins pour l’état civil, mais dix de plus pour la maturité.

On s’embrasse aussi. Pénétrer dans la maison de Kévin me fait un drôle d’effet. Des chaussures dans l’entrée, des photos des enfants aux murs, des jouets qui traînent. Cette maison pourrait être celle de Caroline dans une réalité parallèle.

Mélanie me débarrasse de ma parka. J’offre le vin et les fleurs. Clara les reçoit avec une joie sincère.

— Il ne fallait pas, mais ça me fait vraiment plaisir !

Elle tend la bouteille à Kévin.

— J’imagine que tu préfères ça aux fleurs !

Je sens une belle énergie dans leur couple. Ça doit barder quand ils ne sont pas d’accord, mais au moins c’est vivant. Les enfants restent à une distance prudente et m’observent. Je leur fais signe d’approcher et m’agenouille pour me placer à leur hauteur.

— Lequel est Quentin, lequel est Mathéo ?

Les deux lèvent la main, comme à l’école, mais exactement en même temps. Du coup, je ne sais pas qui est qui.

— J’ai quelque chose pour vous ! Voilà pour toi, Mathéo.

Il s’avance et je l’identifie. Environ sept ans, c’est l’aîné, mais pas de beaucoup.

— Et ça c’est pour toi, Quentin.

Tout excités, les petits prennent leurs paquets et se sauvent les ouvrir dans leur coin jeu aménagé dans le salon.

— Merci pour eux, me glisse Clara.

— De rien. Puis-je t’aider à préparer ?

— Ce n’est pas la peine. Ce soir, ce sont les hommes qui s’occupent du festin. Nous, pour une fois, on se met les pieds sous la table. Viens, on va se servir un petit apéro entre filles.

En prenant une grosse voix, elle lance en direction des fourneaux :

— Qu’est-ce qu’on mange ? On a les crocs ! C’est pas encore prêt ?

Installées près des enfants qui testent leurs nouveaux jouets, nous lions connaissance. Mathéo émet le grondement du moteur de la voiture qu’il fait rouler sur les bras de sa mère, et Quentin imite le sifflement de la turbine en faisant voler sa fusée. Nos premiers échanges concernent les hommes, un sujet universel sur lequel nous sommes souvent d’accord. Nous plaisantons sur l’état de la cuisine lorsqu’ils auront fini de préparer le seul repas — sur plus de six cents — dont ils vont s’occuper en un an. Pour une fois qu’ils se servent de ce qu’ils nous obligent à utiliser toute l’année, Kévin n’arrête pas de râler. « C’est mal conçu », « Où est-ce qu’on pose ça dans ce foutoir ? », « Pourquoi faut-il se contorsionner pour attraper les poêles ? »…

De son fauteuil, Clara répond :

— T’as raison, c’est nul, mais le cuisiniste et toi l’avez imaginé comme des grands pendant que j’étais à la maternité ! Comme si vous ne pouviez pas attendre que je sorte ! Et si tu trouves que c’est petit, tu n’as qu’à m’offrir une maison de cinq cents mètres carrés. Bienvenue dans mon monde ! Hé, j’espère que ça va être bon !

Mélanie lâche :

— C’est pas avec les recettes que l’on trouve dans leurs revues qu’ils vont apprendre à faire la tambouille… Des motos, des montres, des caisses et des filles ! Vroum vroum, tic tac, tut tut et pouët pouët camion !

— C’est ça, les filles, réplique Kévin en riant, prenez-nous pour des demeurés ! Il n’y a qu’à feuilleter vos magazines pour se rendre compte à quel point vous êtes plus futées que nous !

Les garçons rigolent. Il y en a un qui prend une caricature de voix féminine pour déclarer :

— Oh mon Dieu ! Mon horoscope dit que je vais me casser un ongle, ma peau est sèche et je n’ai pas le sac à main à la mode. Je vais mourir !

Ils sont écroulés de rire, nous aussi. Un autre ajoute avec une voix du même genre :

— Est-ce que mourir fait maigrir ? Parce que là ça peut m’intéresser, à condition que ça ne rende pas les cheveux cassants. Pour le savoir, découvrez nos infos exclusives et faites le test psycho page 32 !

Qui a pris cette voix de cinglée survoltée ? Est-ce Sandro, d’habitude si réservé, qui se lâche ? Ou Alexandre, toujours si sérieux ? Il y en a un des deux qui cache bien son jeu.

Les garçons continuent à blaguer sur nous. De notre côté, on se paye leur tête. Le fait est que même séparés, hommes et femmes ne font que se chercher.

On les entend se chamailler au sujet d’un temps de cuisson. Grincement d’un placard et bruits d’ustensiles qui tombent. Rires suspects. Je propose :

— On devrait peut-être aller les aider ?

— C’est inutile, répond Clara, de toute façon le repas est déjà raté. On va mal manger, mais on risque de bien rire !

— N’y va pas, ajoute Mélanie, ils vont te couper l’appétit. Quand je suis allée chercher les olives, ils débattaient pour savoir ce qui sent le plus fort, entre l’haleine après avoir mis un suppositoire à l’eucalyptus ou l’urine après avoir mangé des asperges…

On éclate de rire.

— Vu ce que l’on va manger, commente Clara, c’est peut-être mieux d’avoir l’appétit coupé !

Le petit Mathéo intervient, l’air sérieux :

— Moi j’aime pas les suppositoires, mais j’aime bien faire pipi.


Au moment de passer à table, Kévin fait les présentations avec un tact tout masculin :

— Pour que ce soit clair, je précise que Mélanie a quitté son crétin de petit ami voilà deux mois. Je crois d’ailleurs que c’est un peu la même chose pour Marie ! Alexandre est embringué dans une histoire compliquée et Sandro mène sa vie sentimentale avec la discrétion d’un léopard. Voilà, ça c’est fait.

Clara ajoute aussitôt :

— Je vous prie d’excuser mon mufle de mari, mais il vient de nous faire gagner deux heures !

Le repas est effectivement raté. Les entrées — bien qu’empilées au lance-pierres dans des plats inadaptés — étaient mangeables parce que froides, mais nous n’avons pas réussi à identifier le plat. Cela ressemble vaguement à du veau, mais les hommes prétendent que c’est du poisson. Le fait qu’il y ait des arêtes, beaucoup, plaide en faveur de leur version. Devant notre mine dubitative, Kévin est allé jusqu’à nous montrer le ticket de caisse du poissonnier. Peu importe. De toute façon, ça a le goût du rat bouilli.

Les enfants sont montés regarder un film, le même qu’ils se repassent en boucle depuis une semaine. Mes neveux faisaient pareil au même âge. D’après les parents, c’est normal. Moi, ça m’étonne toujours.

À mes yeux, me retrouver à cette table est totalement surréaliste. J’y suis intégrée comme un membre de la famille, le jour d’un anniversaire de mariage. Certains auraient sans doute fait une fête tapageuse, mais Clara et Kévin ont choisi de réunir leurs proches. Je me demande donc ce qui justifie ma présence dans ce cercle intime. Kévin a été assez gentil pour m’inviter parce que je suis seule. Je les imagine bien, Clara et lui, me recueillir pour un soir. Je mange la part du pauvre. Enfin j’essaie, en buvant beaucoup d’eau pour faire passer. Sandro a peut-être aussi poussé à la roue. Quoi qu’il en soit, l’ambiance est légère. Clara et Kévin donnent un vrai rythme à la conversation. On sent une réelle complicité entre eux. Ils ont chacun leur avis sur tout mais fonctionnent très bien ensemble. Sandro est visiblement un habitué de la maison, parce qu’il sait où se trouvent les couverts et tout ce dont nous avons besoin à table. Mélanie est souriante, et ne loupe jamais une occasion de vanner son frère. Alexandre et moi sommes les deux plus discrets.

Clara et Kévin célèbrent dix ans de mariage. Je me demande ce que je faisais le jour où ils se sont dit « oui ». Le temps passe vite. Comment résumer dix années écoulées ? On aurait pu fêter le même anniversaire avec Hugues s’il m’avait épousée. Ça fait réfléchir. Deux couples, la même décennie. D’un côté, un ratage douloureux dont je prends ma part. De l’autre, l’envie évidente de continuer ensemble, et deux enfants. Dans cet essai comparatif, mon équipe récolte une note sans appel. Clara et Kévin ont bâti quelque chose. De mon côté, après de gros travaux de démolition et d’assainissement, j’attends le permis de construire. Mélanie me glisse :

— Toi aussi, tu sors d’une expérience douloureuse ?

— Un cauchemar. Et toi ?

— Pareil. Mais je vais mieux. J’ai quelqu’un en vue…

— Excellente nouvelle. Tu es jeune, fonce.

— Et toi, pas d’autre homme qui se profile dans ta vie ?

Que dois-je répondre ? Que je n’ai personne mais qu’un parfait inconnu s’intéresse à moi ? Expliqué de façon si réductrice, ça fait annonce Internet. Je préfère éluder, surtout avec les oreilles de Sandro qui traînent.

— Je me laisse du temps.

Il est tout relatif, le temps que je me laisse ! Jusqu’au 13 mars en fait. Sacrée Marie ! J’invente la théorie de la relativité appliquée aux espoirs amoureux. T = S2 + E × NCB, le tout divisé par Sj. (Temps d’attente = durée de Solitude au carré + poids de l’Expérience plombante exprimé en tonnes × le Nombre d’éventuels Cheveux Blancs, le tout divisé par la quantité de Soupirs par jour). Je sais ce qu’en dirait Einstein, qui comme chacun le sait, est l’inventeur avec son pote Pasteur de l’étincelle qui vous électrocute la tête quand vous retirez un pull en acrylique.

En attendant, je donnerais cher pour savoir ce que Kévin entend au sujet de la vie sentimentale discrète de Sandro. Est-ce que j’ai envie de passer ma vie avec un léopard ?

Clara est montée coucher les enfants, puis Kévin est allé les embrasser. Le dessert est, lui aussi, raté avec beaucoup de savoir-faire : une crème aux œufs trop cuite. Nous avons droit à des morceaux jaunes qui flottent dans un jus grumeleux.

Étant quatre sur six à travailler pour la même entreprise, nous finissons inévitablement par parler de l’attitude à adopter face à Deblais. Clara et sa belle-sœur sont scandalisées que l’on puisse laisser un tel individu se comporter de la sorte. Là encore, il est passionnant d’observer la réaction des hommes et des femmes. Mélanie place tout de suite cela sur le terrain de la morale et de la justice. Kévin explique :

— Tu peux toujours discuter de ce que devraient être les choses, mieux vaut réagir à ce qu’elles sont réellement. Te souviens-tu du chien que nous avions étant enfants ?

— Ce dingue de Bertrand ? Bien sûr que je m’en souviens. Quel rapport avec votre boss ?

— Aussi surprenant que cela puisse paraître, ce chien m’a enseigné pas mal de choses sur la vie. Quand Bertrand était face à quelque chose qu’il ne comprenait pas ou qui le mettait mal à l’aise, il l’observait. S’il ne trouvait pas le moyen de le gérer, il sautait dessus ou il le bouffait. C’est un excellent principe de vie.

— Et ton patron, tu vas lui sauter dessus ou le bouffer ? demande Mélanie en riant.

— Pas encore choisi.

Voilà des mois, que dis-je, des années que je n’ai pas passé une soirée aussi agréable. Je les connais pourtant à peine. Personne ne joue les cadors, personne n’essaie de prendre l’ascendant sur les autres. J’ai l’impression d’être dans ma famille. Imaginons une seconde le tableau autrement : je suis en couple avec Sandro, Alexandre vit une histoire compliquée avec une femme mariée et Mélanie se remet d’une rupture. Pour être honnête, cela ne changerait rien. Les propos et les rapports seraient les mêmes. Sans doute parce que autour de cette table, à part moi qui suis fermée pour travaux, on ne trouve que des gens en phase avec ce qu’ils sont. Ils n’existent pas à travers le rapport aux autres ou à leur image, ils sont eux-mêmes. Ils ont leurs convictions, leur vécu, et l’assument. Je pourrais aussi bien être en couple avec Kévin, cela n’influerait ni sur la teneur de nos échanges, ni sur nos avis respectifs. C’est tout simplement rafraîchissant. Ce qui n’est pas le cas de ce que l’on vient de manger…

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