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Certains jours, autour de vous, tout se met à bouger comme si la terre tremblait. La sagesse populaire prétend qu’en cas de changement dans votre vie, les événements vous tombent dessus en série, bons ou mauvais. Je l’ai souvent constaté chez les autres, mais cette fois, le cyclone est sur moi. Mon tour est arrivé. Quelque chose me dit que je vais bien la sentir, la rafale du destin. Ma petite barque dans le brouillard va de nouveau tanguer.

Encore chamboulée par ma rencontre avec Tanya, je suis allée voir les garçons pour leur parler du dossier bleu bouclé dans l’antre du démon. L’idée que Deblais manigance un vilain tour a tout de suite trouvé un écho auprès du trio. Alexandre m’a gratifiée d’une moue qui signifiait clairement : « Je t’avais bien dit qu’il préparait un sale coup pour nous dégager. » Kévin a immédiatement été tenté par la perspective de jouer un tour de cochon au petit chef, et Sandro n’a pas été en reste. Lui mettre une patate dans le pot — ça me fait toujours drôle de dire ça — et lui ruiner sa voiture ne l’a pas calmé. Il s’est approché de moi et m’a déclaré d’une voix suave :

— Compte sur moi pour faire tout ce qui est en mon pouvoir pour t’aider. Ça nous fera un deuxième secret…

Combien de secrets faut-il partager avec un homme pour qu’il devienne celui de votre vie ? Un tour gratuit au bout de trente tickets ? Je songe à ce que Florence et Valérie m’ont confié. J’observe Sandro et je le trouve émouvant.


Avant le déjeuner, Émilie est venue me chercher. Je lui ai raconté la visite de Tanya, elle était bluffée. Par contre, je l’ai laissée partir seule au repas avec les filles.

— Tu es sûre de ne pas vouloir nous accompagner ?

— Certaine.

— Tout va bien ? Pas trop secouée ?

— Ne t’en fais pas. En plus, avec toutes ces histoires, je n’ai pas fait grand-chose ce matin.

— Tu te souviens que cet après-midi je suis aux rencontres interprofessionnelles à la chambre de commerce ?

— Tant mieux ! Va donc prendre une bonne bouffée d’air frais ailleurs, cela te fera le plus grand bien. On s’appelle ce soir ?

— Comme d’hab ! Compte sur moi !

Je la regarde s’éloigner. J’attrape la carte de visite de Tanya que je fais tournoyer entre mes doigts. Tanya Malone. Quel nom ! Et son numéro de portable se termine par 90 60 90. Ce qui doit correspondre à ses mensurations. Ça fait rêver. Vous imaginez si c’était le cas pour chacune d’entre nous ? En tant que poule en chocolat fondue, mon numéro s’achèverait par 10 32 135. Fascinée, je prononce son nom à haute voix : Tanya Malone. Je recommence avec l’accent anglais, puis l’accent russe.

— Mon nom est Malone, Tanya Malone.

Avec mon accent chinois pourri, ça rend moins bien. Son allure et un patronyme pareil pourraient convenir à un top model ou une présentatrice d’un show à la télé américaine. Jeter sa carte ou la garder ? La garder, assurément, au moins pour me prouver que je n’ai pas rêvé notre rencontre. Je vais lui envoyer un message pour la remercier de sa démarche qui n’en finit pas de m’impressionner. Dorénavant, sauf pour la taille des jeans, je vais prendre exemple sur les belles valeurs de l’ex-maîtresse de mon mec. C’est ce qu’on appelle avoir de l’ouverture d’esprit.

Pour éviter de me plonger trop vite dans le fichu tableau, j’attrape la pile de courrier déposée par Pétula. J’y trouve les habituelles communications officielles liées à notre convention collective, des propositions de formations plus ou moins farfelues en pagaille, des offres de séminaires de motivation et une lettre simple, sans en-tête. Je la décachette en premier. Mon cœur saute deux battements. Je reconnais le pliage caractéristique de la feuille ainsi que la police utilisée pour la taper. Toujours pas de signature. Je suis surprise. Je ne m’y attendais pas. Pas ici. Je me renverse au fond de ma chaise. J’inspire profondément. La lettre a cette fois été expédiée par la poste, à mon adresse professionnelle. Avec le système de code d’affranchissement, il n’est pas possible de savoir d’où elle a été envoyée. Mon auteur mystère s’est-il éloigné ? Veut-il brouiller les pistes parce qu’il habite sur mon palier ou qu’il travaille ici ? La lettre est plus longue. Pour la première fois, je n’ai pas peur du courrier lui-même, mais de ce qu’il peut annoncer.

« Chère Marie,

« Je te dois des excuses et des explications. Je suis sincèrement désolé de ne pas avoir pu te retrouver comme prévu à la gare. Pourtant j’étais présent. J’étais là, non loin de toi. Quelques minutes avant l’heure convenue, je suis arrivé et je t’ai vue. Je suis resté jusqu’à ton départ du grand hall. Je n’ai pas été capable de venir à toi. Tu semblais attendre tellement que j’ai craint de ne pas être à la hauteur de tes espoirs. Je pense comprendre ce que tu traverses. À présent, je me dis qu’après ta rupture, j’aurais dû te laisser du temps, mais j’étais trop pressé. J’ai sans doute eu tort de brûler les étapes sans tenir suffisamment compte de ce que tu vis. Samedi, lorsque je t’ai observée, j’ai vu tes larmes, j’ai senti ta colère. Je me suis détesté pour ne pas avoir eu le courage de venir te prendre dans mes bras lorsque tu semblais si malheureuse. Je sais que tu en veux aux hommes, et personne ne peut t’en blâmer. Hugues était un abruti qui déshonore notre espèce. Dans les jours qui ont suivi, je t’ai encore observée, parfois de près, et je t’ai sentie trop remontée, prête à bondir, toutes griffes dehors. Si je me découvre maintenant, tu risques de ne même pas me laisser ma chance. Je suis assez fort pour t’aimer, mais je n’ai pas les moyens de payer pour celui qui t’a fait souffrir avant. Alors pardonne-moi, mais je dois encore rester caché quelque temps, en te suppliant de me faire confiance. Je me doute que l’incertitude n’est pas le plus beau cadeau à te faire en ce moment. Mais c’est le seul moyen de nous protéger. Je suis près de toi, toujours, fidèlement. Tu recevras une autre lettre de moi dans douze jours exactement, le 13 mars. La date n’est pas choisie au hasard. Cela va me paraître long. À toi aussi, j’espère. Tu auras encore le choix. Quoi que tu penses de cette lettre, dis-toi que c’est l’unique solution que j’ai trouvée pour tenter ma chance avec celle dont j’espère être digne.

« Je me permets de t’embrasser.

« Signé : L’homme dont tu feras ce que tu veux. »

C’est épouvantable. Tout est épouvantable. En parcourant ces lignes, j’ai l’impression de relire la lettre que j’ai écrite pour Émilie. Je ne sais plus qui je suis. Je ne sais plus ce que je fais. Est-ce que je suis assez folle pour m’être adressé ces lettres moi-même ? Ressaisis-toi, Marie, ce n’est pas possible ! Douze jours, c’est terrible. Ce délai me semble insurmontable. Je ne veux plus rien avoir à faire avec cet homme, mais je voudrais quand même recevoir une de ses lettres chaque jour. L’idée de son absence m’oblige à admettre que, dans ma vie, cet inconnu est ma seule lueur d’espoir. J’essaie de relire sa lettre. J’analyse chaque mot à l’excès, au point d’en oublier le sens et d’en perdre le contexte. J’ai du mal à me concentrer. Ma vue se brouille. Je m’acharne à lire au-delà de mes forces. Mon champ de vision se réduit à cette seule page où chacun des mots m’apparaît d’un noir sinistre sur un fond immaculé aveuglant. J’ai la tête qui tourne. Je crois que je viens de glisser de ma chaise. Mon dos a heurté quelque chose. J’ai mal. Je ne vois plus rien distinctement hormis la lueur des spots du plafond de mon bureau. Et tout à coup, il fait nuit.

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