Les premières nuits dans un endroit inconnu sont toujours étranges, mais de toutes celles que j’ai vécues, celle dans mon nouvel appartement est de loin la plus spéciale. Une sorte de voyage dans le temps… Je me suis réveillée à plusieurs reprises en me croyant à chaque fois dans un endroit différent. Dans l’obscurité, les sons et les odeurs prennent l’avantage et nous entraînent ailleurs, parfois très loin dans notre mémoire. L’appartement sent surtout le parfum, un jus délicat, fleuri et certainement très cher que devait porter la précédente occupante, mais mes cartons et mon canapé ont aussi amené une autre note, créant un mélange qui échappe à tous mes repères.
Le plus déroutant, ce sont les bruits. Les portes qui s’ouvrent et se ferment sans que l’on sache si c’est à l’étage du dessus ou du dessous ; les voix qui parviennent étouffées à travers les murs, celles des enfants plus aiguës ; les rires qui montent de la cour ; chaque craquement et chaque grincement dessinent une géographie sensitive du lieu. Il faut apprendre à connaître cette musique pour ne plus la percevoir comme l’annonce d’une menace, pour ne plus la redouter. Notre mémoire est décidément bizarre. À mon premier réveil, il devait être à peine une heure du matin. Je me suis crue dans ma chambre, chez ma mère. J’avais quinze ans et ma sœur parlait en dormant de l’autre côté de la cloison. J’ai presque été déçue lorsque je me suis rendu compte que ce n’était pas le cas. J’aurais aimé me retrouver dans ce cocon familial, bancal mais rempli d’amour. Au second réveil, j’étais en colonie de vacances, dans le dortoir d’un centre de montagne où nous étions à seize filles dans des lits alignés. La sensation d’espace dans ma nouvelle chambre pouvait correspondre. Au troisième, je me suis revue à l’internat, pendant mes études, avec ma colocataire que je ne connaissais que du matin même. Je ne soupçonnais pas que ces sensations, toutes ces perceptions étaient encore si présentes en moi, puissantes, réelles. Mémé Valentine disait souvent que l’on n’oublie rien. « Tout est dedans », répétait-elle en pointant son cœur de l’index. Et c’est en pensant à elle que j’ai eu un vrai choc.
Je me suis brutalement aperçue que j’avais oublié quelque chose dans l’appartement de Hugues. Quelque chose de très précieux. Un de ces objets dont on se dit que si la maison brûle, on n’emportera que lui parce qu’on doit le sauver coûte que coûte. Mémé Valentine m’avait écrit une lettre pour mes dix-huit ans, elle en avait alors soixante de plus. De sa petite écriture ronde et précise, elle m’avait confié tout ce qu’elle me souhaitait pour mon avenir mais aussi tout ce que la vie lui avait enseigné. Ce précieux héritage tenait sur trois pages bien pleines. Une vie pour quelques lignes de vérités, souvent découvertes au prix d’épreuves dont on réchappe à peine. Sa lettre parlait d’amour, de conscience, de courage et de volonté. Un magnifique message qui m’avait émue, mais qui a pris encore plus d’importance avec les années. Mémé Valentine est décédée deux ans plus tard et sa lettre est restée pour moi comme un trésor. À chacun de mes anniversaires, et quand je ne sais plus où j’en suis, je relis ses mots et j’y trouve souvent des réponses. De plus en plus. À chaque nouvelle lecture, j’ai l’impression d’y découvrir d’autres secrets, d’autres clefs, comme si les années m’ouvraient d’autres horizons et des outils pour mieux comprendre le splendide cadeau qu’elle m’a fait. Trois pages magiques. Même si, à l’époque, j’avais été heureuse du chèque qu’elle avait aussi glissé dans l’enveloppe, je sais aujourd’hui lequel des deux documents avait le plus de valeur. Je ne me souviens même plus comment j’ai dépensé l’argent, mais chacun de ses mots me porte chaque fois que je les relis. C’est l’un des plus beaux présents que j’aie jamais reçu. Depuis quelque temps, avec ma relation avec Hugues qui battait de l’aile, je la relisais de plus en plus souvent. Mais malgré tous les bienfaits de cette lettre, Mémé Valentine n’y donne pas la recette miracle avec les hommes.
Un soir, alors que j’étais assise à la relire, Hugues est rentré plus tôt que prévu. J’ai eu peur qu’il se moque de moi en me surprenant alors je l’ai cachée précipitamment entre deux livres dans le haut de la bibliothèque. Elle s’y trouve toujours. Je donnerais beaucoup pour que cette lettre soit là maintenant, entre mes mains. Je voudrais pouvoir ouvrir l’enveloppe, en respirer le parfum, caresser les pages légèrement jaunies, suivre le délié aérien de la jolie signature qui ressemble au sourire de celle qui me manque tant.
Je n’ai plus envie de dormir. Je me demande comment je vais faire pour la récupérer. Je me méfie de ce que Hugues pourrait faire si je la lui demandais, et de toute façon je ne veux pas qu’il pose ses sales pattes dessus. Le pire ne doit pas toucher le meilleur.
La seule idée que lui et sa nouvelle copine fassent le ménage et la jettent aux ordures me rend malade. Comment faire ? Je dois en parler à Émilie. Elle saura me conseiller. Mais sans téléphone, je ne peux pas la joindre aujourd’hui et je crois en plus qu’elle passe son dimanche avec un petit ami potentiel, un type qu’elle a rencontré à son club de théâtre. Demain, à la première heure, je vois avec elle.
Bien avant le jour, j’ai décidé de me lever. Tout était bon pour essayer de me distraire de mon angoisse au sujet de la lettre. J’ai tourné dans l’appartement, passant de pièce en pièce, y revenant, m’asseyant à même le sol et étudiant chaque angle pour imaginer le moyen de me sentir le plus possible chez moi. L’amie de ma sœur a beau avoir permis que je déplace les choses à ma guise, il n’est quand même pas facile d’oser. Je crois que je vais utiliser une des chambres comme garde-meuble. J’y entreposerai tous les siens, dont son grand canapé. Le mien aura l’air minuscule perdu dans le salon, mais j’y serai plus à l’aise.
J’ai l’impression de débuter une nouvelle vie. C’est la première fois que j’emménage seule et que je dois tout choisir. J’ai quitté la maison de maman pour aller à l’internat, et j’ai rencontré Hugues juste après mon diplôme. J’éprouve à la fois un délicieux frisson de liberté et la crainte d’être seule. Qu’est-ce que je vais faire de toute cette place et de toute cette liberté ? Choisir pour moi-même ne m’intéresse pas. Je ne suis jamais plus efficace que lorsque j’accomplis pour quelqu’un. C’est vrai de beaucoup de femmes, il me semble.
Je crois que je vais d’abord me laisser vivre dans les cartons, le temps d’apprivoiser le lieu.
Forte de cette bonne résolution et ne pouvant pas solutionner le problème de la lettre dans l’immédiat, la journée du dimanche est passée pour rien et ce fut malgré tout un bonheur. J’ai traîné, sans sortir. J’ai pris trois douches dans cette fabuleuse installation à l’italienne. J’avais envie d’être dans mon trou, seule, laissant à mon pauvre cerveau l’occasion de faire tranquillement le ménage dans tout ce qu’il avait eu à gérer ces derniers jours. J’ai eu le temps de voir défiler les minutes, le temps de déprimer, le temps de penser à ceux avec qui j’ai envie de continuer ma vie. J’ai pris le temps de me souvenir de ceux dont Hugues m’avait éloigné, mes amis d’avant, mes cousins. J’ai pris le temps de lui en vouloir et d’échafauder quelques plans diaboliques pour me venger. Même au calme, même en sécurité, même avec l’épuisement qui vous accable et vous pousse à baisser la garde, je trouve que ce qu’il a fait est proprement scandaleux. J’ai beau me dire que j’ai peut-être ma part de responsabilité, il est inexcusable. Il suffit que je l’entende encore me sortir ses phrases toutes faites pour avoir envie de hurler et de le frapper. J’ai pris le temps de ça. J’ai eu tout le loisir de laisser monter la colère, violente, et de la laisser refluer, comme une vague qui retourne à l’océan après s’être fracassée sur les rochers. Le rocher serait ce nouveau lieu, ce refuge en pleine tempête où je peux me sentir moi-même, et l’océan serait de larmes, celles de mes peines, de mes douleurs et de mes espoirs qui ont fondu comme neige au soleil. On a beau connaître du monde, on a beau avoir de la famille, des amis, face à certaines blessures, on est désespérément seul. Je suis décidée à vivre sans homme désormais, sans plus aucun sentiment illusoire. Je vais habiter ce monde en évitant d’être le jouet des rêves qu’il nous offre avant de les détruire. Je veux être autonome, libre, ne plus dépendre de personne.
J’ai beaucoup regardé par la fenêtre. Je crois que la pièce où j’ai passé le plus de temps, c’est le salon. Je ne vais pas y installer de télévision. Je ne vais plus me laisser manger par des choses sans intérêt.
Le soir, lorsque je me suis couchée, je savais où j’étais, mais malgré mes résolutions, je ne savais rien de ce qu’allait être ma vie.