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Aller au service qualité, c’est faire un voyage dans le temps. J’aime bien leur rendre visite, même si cela réveille toujours une vraie nostalgie parce qu’ils sont le seul secteur de l’entreprise à n’avoir ni déménagé, ni changé. Depuis la création de l’usine, ils sont installés dans une aile séparée qui a échappé aux travaux de modernisation et à la mise en location. Une entrée à part, à l’écart. Une sorte de faille spatiotemporelle. À l’arrière, sur la rue, ils ont bien sûr une grande baie de déchargement pour les livraisons, mais quand on vient des bureaux, l’accès est une simple entrée de service au fond de la cour, dans un mur de brique rouge. Le battant métallique aux rivets rouillés grince. Une fois à l’intérieur, on marche sur un sol de béton brut usé par la trajectoire répétée des roues des chariots qui autrefois allaient et venaient sans discontinuer. La petite planche qui permettait de passer le pas de porte en roulant est toujours posée dans le coin, sans doute depuis des décennies. Les murs crépis sont d’un jaune comme on en voyait avant dans les gymnases et les halls des vieux immeubles. Un autre monde, à la fois rassurant parce que inchangé mais aussi douloureux parce qu’il révèle à lui seul tout ce qui n’est plus.

J’avance. Il fait sombre, la faible lueur des ampoules ne parvient pas à chasser complètement l’espèce de pénombre qui fait elle aussi partie des lieux depuis toujours. À mesure que mes yeux s’habituent, j’ai la sensation chaque fois renouvelée de découvrir une étrange caverne d’Ali Baba : des rayonnages qui montent jusqu’au sommet du hangar, remplis de caisses, de matelas — le peu de stock encore maintenu sur place —, les allées parallèles numérotées en enfilade, des panneaux portant des signes et des codes. Je ne croise ni n’entends personne. Il faut dire qu’ils ne sont plus que trois à faire fonctionner l’endroit. Ils gèrent les rares expéditions, mais surtout réceptionnent les mousses et les ressorts fabriqués dans les pays de l’Est pour vérifier leur conformité à notre cahier des charges. Un peu plus loin, dans un espace aménagé entre les rayonnages, trois matelas sont posés sur de grands chevalets sous de puissants projecteurs, comme des œuvres d’art pour une expertise. Le parfum du métal et du carton flotte dans l’air, avec au second plan une fragrance plus légère, peut-être la laine, sans doute la mousse de latex. Le mélange sent presque aussi bon qu’un gâteau.

— Il y a quelqu’un ? je lance. C’est Marie, du service du personnel !

Aucune réponse. Soudain, quelque part dans les allées, un bruit de chaîne résonne et une voix déclare :

— Vous avez été mes meilleurs amis. Je ne vous oublierai jamais. Adieu, monde cruel !

Je me précipite au hasard des allées. Ça devait finir par arriver : avec leurs plans sociaux à répétition, il était logique que, tôt ou tard, un collègue fasse une tentative de suicide. Je hurle :

— Ne sautez pas ! Vous n’allez pas perdre votre emploi !

Je cours comme une dératée dans les travées, je cherche d’où le malheureux va sauter. Je regarde en l’air et soudain, à un croisement, je l’aperçois. Il est assez loin, surtout assez haut, au sommet d’un rayonnage, les bras ouverts face au vide. Il s’appelle Kévin. Je crois qu’il a deux enfants. Un drame inacceptable. Je ne peux même pas foncer pour tenter de le rattraper parce qu’une montagne de cartons me barre la route. Et avant que j’aie pu lui crier le moindre mot, il se jette dans le vide !

Quelle horreur : il fait un magnifique vol plané. Il n’a pas encore disparu derrière la pile de caisses que j’imagine déjà l’épouvantable spectacle sur le sol. Je ferme les yeux. Pourtant, au lieu de l’insoutenable bruit d’écrasement que je m’attends à entendre, c’est un drôle de son étouffé qui s’élève, et je vois le bonhomme qui rebondit dans les airs en riant comme un gamin.

Je n’ai pas d’enfants, mais j’ai souvent entendu dire que les parents, juste après avoir eu très peur pour un de leurs petits, ne trouvent rien d’autre à faire pour évacuer leur stress que de lui coller une grande baffe. J’ai très envie de faire la même chose. Je cavale dans le dédale des allées pour contourner le rempart de cartons et je découvre que Kévin a sauté sur un amoncellement de matelas à ressorts.

Au pied de l’empilement qui forme un tapis de réception pure laine, Sandro applaudit. À ses côtés, Alexandre, le nouveau directeur du service arrivé voilà seulement quelques mois, a un hochement de tête approbateur.

— Superbe vol ! 18 sur 20 ! clame Sandro.

Kévin salue son public et réagit :

— 18 seulement ? C’est une note bien sévère. Pourquoi pas 20 ?

— Tu t’es recroquevillé trop tôt. Et puis soigne ta position en vol.

Je n’en crois pas mes oreilles. J’explose :

— Mais qu’est-ce que vous faites ? J’ai cru qu’il se suicidait !

Alexandre se retourne.

— Marie, quelle surprise ! Vous vous êtes perdue, ou vous venez nous annoncer qu’on est remplacés par des robots ?

— Pas du tout. Je viens seulement vous rappeler que vous devez impérativement être présents demain matin à la réunion du personnel.

Je lui tends la feuille en évitant de croiser son regard parce que je ne suis pas à l’aise. Il la lit et l’exhibe à ses deux acolytes en ironisant :

— Nos chers patrons vont certainement nous annoncer une augmentation de salaire et un management de l’entreprise enfin indépendant des intérêts des fonds spéculatifs !

J’essaie de détourner la conversation :

— Vous êtes complètement fous de sauter comme ça. Même avec autant de matelas, c’est risqué.

Kévin hausse un sourcil.

— On nous demande de tester la qualité avec la plus grande exigence, alors on paye de notre personne.

Alexandre me fixe. Son regard m’impressionne. Je ne réussis jamais à le soutenir. Dès qu’il est arrivé dans l’entreprise, je l’ai remarqué. J’ai parfois l’impression d’avoir déjà rencontré cet homme, mais je ne sais pas où et je n’y réfléchis d’ailleurs pas spécialement parce que ces impressions de déjà-vu m’arrivent tout le temps. Pour Sandro par exemple, il ressemble à s’y méprendre à un comédien qui jouait dans une série télévisée que je regardais quand j’étais petite — j’ai mis du temps à faire le rapprochement. Mais ce n’est pas possible, ce serait aujourd’hui un vieillard alors que nous avons exactement le même âge.

— Messieurs, je dois y retourner, je vous laisse à vos expériences. Ne vous blessez pas.

— Même si on se tuait, réplique Alexandre, personne ne s’en rendrait compte avant d’avoir à déménager le stock…

— Essayez quand même de venir demain, sinon Deblais va me tomber dessus.

Kévin rigole :

— On peut vous couvrir de matelas et il rebondira !

Je me force à sourire et je quitte le bâtiment, presque à regret. Eux forment une vraie équipe, au moins.


Je suis à peine revenue dans les bureaux, que Deblais m’attrape, très agressif.

— Et mon dossier à photocopier, vous l’avez oublié ?

Il a l’air d’un roquet. Je n’entends même pas ce qu’il me dit. Sûrement un mélange de leçon de morale et de rappel à l’ordre, avec un soupçon de menace de sanction hiérarchique. Encore une recette difficile à digérer. Encore un qui va me dire que je ne fais pas l’affaire, que notre chemin va s’arrêter là et qui va me virer. Je n’en peux plus. Je voudrais tellement savoir lui répondre, mais je n’ai la force de rien. Piétinée une fois de plus, je me précipite vers la salle de la photocopieuse en priant de ciel de ne pas éclater en sanglots avant d’être à l’abri des regards. Lorsque votre dignité dépend d’une porte ouverte ou fermée, c’est que vous êtes vraiment en très mauvais état.

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