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Je suis confrontée à ce qui différencie concrètement les femmes des hommes. Alexandre, Sandro et Kévin n’ont pas été longs à mettre au point un plan pour vérifier ce que contient le dossier suspect. Leur idée est aussi déjantée que celles de Valérie mais, contrairement à nous, ils y croient assez pour passer à l’action. Est-ce parce qu’ils sont plus téméraires ou parce qu’ils sont complètement inconscients ? L’Histoire jugera.

L’opération est programmée pour ce midi. Lorsqu’ils nous ont présenté le déroulement de ce qu’ils avaient imaginé, ils m’ont fait penser à Olivier et mes neveux. Avec eux, tout prend des allures de campagne militaire. Le même vocabulaire, le même premier degré, la même exagération des moyens et des enjeux. Alexandre et Kévin seront « à la manœuvre » et Sandro et moi serons chargés de « sécuriser le périmètre d’action ». Comme par hasard, Sandro s’est mis « en binôme » avec moi pour surveiller le couloir pendant que Valérie sera sur le plateau des bureaux et que Malika sera postée dans le hall d’entrée. Florence et Émilie seront réparties sur des « zones stratégiques d’attente ». Si nous parvenons à nous emparer du fameux dossier, elles auront pour mission de le photocopier en urgence avant qu’il ne soit remis en place. Tout le monde sera relié par des mini talkies-walkies.

Ce qu’il y a de fort avec leur plan, c’est que même si Notelho reste dans son bureau, cela ne nous gêne pas. Pour nous briefer, les garçons nous ont rencontrées à tour de rôle, afin d’éviter qu’un attroupement ne nous trahisse. Ça me rappelle les films de guerre où les prisonniers fomentent des plans improbables pour s’évader. Comme dans ces histoires à grand spectacle, les garçons ont fabriqué les outils nécessaires et se sont même entraînés dans le stock. Mais tout le monde sait que, dans ce genre d’aventure, la bande ne s’en sort jamais intégralement indemne et qu’il y a toujours des victimes innocentes. À votre avis, qui va finir au mitard ? J’entends déjà les sirènes hululer tandis que les projecteurs balayent la nuit…

À la seconde où Sandro et moi verrons la voiture de Deblais quitter le parking, nous donnerons le signal et tout s’enclenchera. Avons-nous vraiment besoin d’être deux pour vérifier qu’un véhicule s’en va ? A-t-il saisi ce prétexte pour se retrouver seul avec moi ? J’ai ma petite idée…

La fin de matinée est arrivée très vite. Les garçons sont cantonnés dans le bâtiment technique. De notre côté, nous sommes tout excitées de ce qui se prépare. Chaque fois que deux filles de l’équipe se croisent, ce sont des sourires complices ou des clins d’œil qui s’échangent. J’ai l’impression d’être la plus inquiète. J’essaie d’aller me rassurer auprès d’Émilie.

— Tu penses vraiment que leur idée est bonne ?

— Quand Madame n’a plus sa dose de drogue, elle est nettement moins détendue ! Qu’as-tu fait de ton superbe détachement, hein ?

— Parle moins fort, on pourrait nous entendre.

— Pourquoi t’inquiètes-tu ?

— Tu veux que je dresse la liste de tout ce qui peut foirer dans ce plan ?

— Inutile, je le sais.

— Alors si tu préfères, on pourrait parler de ce que cela peut nous coûter ?

— No stress, Marie ! De toute façon, j’ai déjà prévu une solution. Je prendrai tout sur moi, je raconterai que je vous ai fait chanter pour que vous m’obéissiez.

— Tu es folle et j’ai eu exactement la même idée.

— Personne ne te croira.

— Tu te penses plus crédible en cerveau de l’opération ?

— Dans mon portable, j’ai une photo de toi en lapin avec des beignets fluo dans les pattes. Essaie de passer pour un génie du crime après ça.

— Fais bien attention. J’ai des photos de toi en fée avec ta perruque en biais…

— Si tu les montres à qui que ce soit, je te tue. Et ensuite je te torture.

— En général, on torture les gens avant de les tuer, pauvre toquée.

— Tu vas finir en civet, lapin pourri, et je vendrai tes guiboles comme porte-bonheur !

Elle s’interrompt puis, sur un ton beaucoup plus apaisé, commente :

— On est sous pression, tu ne trouves pas ?

— C’est bien pour cela que j’ai les pétoches.

— Ne compte pas sur moi pour te plaindre. Tu n’as qu’à te rappeler ce que tu m’as obligée à faire. Au moins, les garçons ne nous condamnent pas à porter des costumes ridicules et des maquillages de cadavre. Et maintenant, file à ton poste… Va rejoindre ton beau Sandro ! Bisou bisou !

— Ne joue pas à ça, Émilie.

Comme les enfants dans une cour d’école, elle se met à chanter à tue-tête :

— Elle est amoureuse ! Elle a pas de culotte !

— Émilie, arrête ça ! Quel âge as-tu ?

— Elle est amoureuse, elle a pas…

— Émilie !

Je lui jette son pot à crayons à la tête et je m’enfuis. Dans le couloir, je tombe nez à nez avec Deblais qui part justement déjeuner. Il a certainement entendu la petite chanson d’Émilie. Cette éventualité me fait plus rire qu’elle ne me gêne.

— Je constate qu’il y a de l’ambiance ! déclare-t-il. J’aime ça !

En guise de réponse, je ne trouve rien d’autre à lui adresser qu’un sourire niais. Je viens de contribuer pathétiquement à l’image des femmes. J’espère que quand il proclame « j’aime ça » d’un ton martial, il parle de l’ambiance, et pas de ce qu’Émilie prétend au sujet de mes sous-vêtements.

Branle-bas de combat. Deblais quitte la société. Sandro apparaît à l’autre extrémité du couloir. On se retrouve dans mon bureau. Il m’équipe d’un talkie-walkie avec le transmetteur à la ceinture — qu’il m’accroche lui-même, et vas-y que je te tripote la ceinture de mon pantalon. Je m’équipe moi-même de l’oreillette même si je le sentais prêt à me passer les fils sous mes vêtements pour m’aider. Qu’il est serviable, ce Sandro !

— Alex, Kévin, vous me recevez ? fait-il dans le talkie. Marie nous rejoint sur la fréquence.

Les deux confirment. Sandro poursuit son check-in.

— Malika, es-tu dans le hall ?

J’y arrive dans dix secondes.

— Valérie, tu es positionnée ?

Sur ma chaise, oui. Je vois Notelho. Il est plongé dans des documents. Il n’a pas l’air décidé à partir.

— Aucun problème Valérie, on fonce.

La voix de Valérie s’élève à nouveau dans l’appareil :

Dites donc, c’est peut-être mieux si on se donne des noms de code ? Pour moi j’ai pensé à Magic Pépette…

— Ne compliquons pas les choses inutilement, Valérie.

Je crois que c’est Alexandre qui lui a répondu d’un ton sans appel. Avec Sandro, on surveille le départ de Deblais par ma fenêtre. Il se tient derrière moi, son menton au-dessus de mon épaule. Je sens son souffle sur ma joue et sa présence dans mon dos. J’ai du mal à me concentrer sur Deblais.

La voix de Kévin grésille :

Florence, toujours en stand-by à ton bureau ?

— J’y suis.

— Va rejoindre Sandro dans le bureau de Marie, et qu’elle nous retrouve dans la chaufferie.

— OK.

Pourquoi moi ? Pourquoi devrais-je les rejoindre dans le cagibi de tous les dangers ? Je ne suis même pas la plus agile de la bande.

— Pourquoi ne demandez-vous pas à Émilie ? dis-je dans le talkie-walkie.

La voix d’Émilie répond sur le canal :

— On sait tous pourquoi tu veux pas y aller, planquée ! Elle est amoureuse, elle a pas de culotte !

Tout le monde a entendu. Elle me le paiera.

Émilie, reste concentrée, s’il te plaît. Marie, rejoins-nous rapidement.

La voix d’Alexandre s’est encore une fois imposée. Florence arrive, et moi je file.


Dans les locaux, quelques employés ne faisant pas partie de l’opération sont encore présents. Nous devons rester discrets vis-à-vis d’eux. Le stagiaire ne va pas tarder à partir manger son sandwich. Lionel observe notre étrange ballet d’un œil dubitatif. Je traverse l’espace ouvert et fais mine de me diriger vers la cour extérieure. Au dernier moment, je bifurque et m’engouffre dans la chaufferie qui jouxte le bureau de Deblais.

Je découvre Kévin, perché sur les épaules d’Alexandre, qui démonte des conduits d’air chaud montant dans les plafonds.

— Marie, s’il te plaît, récupère les éléments au fur et à mesure.

Alexandre ne bronche pas malgré le poids de son comparse. Avec des gestes méthodiques, Kévin dévisse et déboîte. Il annonce :

— Plus qu’une section et on accède au conduit qui passe dans le plafond de son bureau.

En faisant le moins de bruit possible, je dépose les pièces au sol les unes après les autres. Il fait une chaleur à crever. On va au minimum s’en sortir avec des auréoles d’un mètre sous les bras. La lumière est blafarde. Il n’y a de la place que pour une seule personne dans ce local. Du coup, je suis obligée de me coller à Alexandre. J’ai le pied de Kévin au ras de la figure et si je relève la tête, je ne vois que ses fesses. Il me passe le dernier élément et demande à Alexandre :

— C’est bien la troisième dalle de son plafond que je dois soulever ?

— C’est ce qu’on a calculé. Tente, on verra bien s’il faut aller plus loin.

Kévin s’engage dans le conduit. Le torse, puis les jambes. Il quitte les épaules de son chef pour disparaître au-dessus de la chaudière.

Alexandre me regarde et sourit. Il est en sueur. Dans le talkie, il demande :

— Tout se passe bien dehors ?

Nos complices répondent les uns après les autres, sauf Valérie qui parle n’importe quand. Elle s’inquiète :

Notelho regarde son plafond. Il a peut-être entendu du bruit ?

— Tiens-toi prête à le distraire s’il devient trop curieux.

De quelle façon ?

— Aucune idée, improvise.

Alexandre n’aurait pas dû lui dire ça.

Kévin est en place, on l’entend soulever la dalle.

— Je vois le dossier, annonce-t-il. Ce pignouf en a posé un autre dessus. Il va falloir la jouer fine. Passe-moi la pince.

Alexandre attrape l’outil qu’ils ont fabriqué, une sorte de canne à pêche équipée d’une mâchoire crantée en guise d’hameçon. Il s’étire au maximum mais n’arrive pas assez loin pour que Kévin la saisisse.

— Marie, me fait-il, je suis désolé mais il va falloir que tu montes sur moi pour lui donner ça.

Devant mon regard interloqué, il s’empresse d’ajouter :

— Kévin est en train de bouillir là-haut, et je suis prêt à le rejoindre, mais ce n’est pas toi qui pourras me porter…

Je prends la perche qu’il me tend. Il place ses mains en marchepied. Me voilà à escalader un collègue. Il détourne le visage pour ne pas me gêner. Quand je pense que ce matin, j’ai failli mettre une jupe ! Avec la petite chanson de l’autre déjantée d’Émilie, ç’aurait été complet.

Je me hisse en prenant garde de ne pas perdre l’équilibre. Je suis au-dessus de la chaudière. J’aperçois les pieds de Kévin et, un peu plus haut, sa main qui attend. Pour me stabiliser, Alexandre cale une de mes cuisses contre son épaule.

Je tends la perche à Kévin, qui me dit :

— Marie, je sais que ce n’est pas évident pour toi mais puisque tu es là, est-ce que tu peux te faufiler jusqu’ici pour m’aider ? Tout seul, je vais avoir du mal. Alexandre est trop lourd mais toi, ça ira largement.

Même si le sous-entendu flatteur sur mon poids me touche, jusqu’où vont-ils me faire ramper comme ça ? Finalement, les plans de Valérie n’étaient pas si stupides que cela. J’aurais préféré qu’elle se ridiculise comme une possédée du démon plutôt que de me retrouver dans cette situation. Alexandre me soulève pour m’approcher de son complice. Ça y est, je suis à l’intérieur. J’avance sur les coudes. Plus ça va, plus il fait chaud. Un vrai sauna.

Le conduit est à peine assez large pour deux, je me retrouve collée contre Kévin, au-dessus du bureau de Deblais. Surtout ne pas trop réfléchir. Me focaliser sur l’action. J’aperçois le dossier. Kévin me murmure :

— Je vais descendre la pince et tu guides le filin, OK ?

— OK.

Quand on voit les agents secrets faire ce genre de carabistouille dans les films, ça semble facile. Eh bien je peux vous assurer que ça ne l’est pas ! À la fête foraine, au lieu de tabasser le type du train fantôme, j’aurais dû m’entraîner à la pêche à la ligne.

Après quelques essais, Kévin arrive à positionner la pince sur l’angle du dossier. Il la referme avec précaution.

— On tire tout doucement pour ne pas faire tomber celui du dessus.

La voix de Florence résonne dans le talkie-walkie :

Tout va bien ? Où en êtes-vous ?

— On progresse, répond Alexandre. Aussi vite que possible.

Valérie déclare soudain :

J’aperçois la pince ! Notelho est devant son écran, il ne peut pas la repérer. Allez-y, c’est super !

Kévin commence à décaler le dossier.

— On est trop lents, Marie. Maintiens la canne, je vais tirer plus fort.

Serrés l’un contre l’autre, nous unissons nos efforts. Soudain, le dossier du dessus glisse et tombe, heureusement sans arracher la pince toujours accrochée au dossier bleu.

Valérie nous alerte :

Notelho a entendu le bruit de la chute, il cherche d’où ça vient.

Kévin me regarde.

— Si je remonte le poisson maintenant, Notelho va le voir s’élever dans les airs. C’est mort. Il faut annuler l’opération. On relâche le dossier et on disparaît. Tant pis.

Les mâchoires de la pince libèrent le dossier qui, déséquilibré, tombe à son tour. Il heurte le sol sur un angle et s’ouvre. Les feuilles se répandent au pied du bureau de Deblais. Quelle poisse ! Les documents tant convoités sont là, étalés sous nos yeux, mais trop loin pour que l’on puisse les lire.

— Replie-toi, Marie, redescends, je vais tout refermer. Il n’y a rien à regretter.

Dépêchez-vous, Notelho se lève, il sort de son bureau avec un trousseau de clefs à la main !

L’Histoire a jugé : c’est un beau foirage.

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