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Le personnel au grand complet est rassemblé. Même Pétula a été autorisée à quitter l’accueil. Le téléphone va encore sonner dans le vide mais, cette fois, on saura pourquoi. Florence, la responsable de la facturation, ne semble pas inquiète, c’est bon signe. Elle est en première ligne pour évaluer la santé financière de l’entreprise. Clara, la dernière embauchée en CDI, pianote sur son téléphone. Elle est sans doute en train d’essayer de savoir si son petit ami la trompe ou à quel âge elle aura son premier bébé avec ces sites malhonnêtes qui coûtent une fortune. Une part significative de son maigre salaire doit y passer. Encore une belle invention des garçons pour exploiter les peurs et les espoirs des filles naïves ! Bonne nouvelle, les trois affreux du service qualité sont là. Sur le côté, à l’écart, Deblais et Notelho se parlent à voix basse avec des airs de conspirateurs. Le chef me fait signe d’approcher. Il tient un épais dossier à la main, mais ce n’est pas le bleu.

— Vous êtes gentille, Marie, vous allez distribuer ça à tout le monde, avec de quoi écrire.

Il me tend une liasse de feuilles et son comparse un petit sac de stylos. Il ajoute :

— Pendant qu’ils prendront connaissance des documents, vous leur lirez cette note qui explique tout. Appliquez-vous à bien articuler, chaque point doit être parfaitement énoncé et compris. À l’issue de la réunion, je leur dirai un petit mot et on récupèrera les documents signés.

Notelho secoue la tête pour approuver les propos de son supérieur. Sa façon de bouger me fait penser au petit chien que ma mère avait sur la plage arrière de sa voiture et qui agitait sa caboche exactement de la même façon. Pas facile de le prendre au sérieux après avoir pensé à cela. Est-ce que ses yeux vont s’allumer si on freine ? Deblais me pousse face à mes collègues et me glisse :

— À vous de jouer. Vous êtes mignonne, je suis certain que vous allez nous faire ça très bien.

S’il me dit encore une fois que je suis mignonne ou gentille, je lui jette son paquet de feuilles à la tête.

Les documents circulent de main en main, chacun en prend un exemplaire et passe le paquet à son voisin. J’ai remarqué que Patrice avait piqué deux stylos dans le sac. Lionel, l’adjoint du service design, s’est assis à côté du stagiaire. Pétula fait tourner ses poignets pour les assouplir. Valérie fixe quelque chose au plafond. À part elle, tout le monde découvre les pages et se demande pourquoi on se prend aujourd’hui un avenant à nos contrats. Il flotte dans l’assistance un mélange de désarroi et d’incrédulité.

Alors que la distribution s’achève et que des murmures interrogatifs se multiplient, je finis pour moi-même la lecture de ce texte contractuel. Si j’ai bien compris, nous sommes désormais censés nous conformer sans réserve aux instructions de la direction sous peine d’être reconnus coupables de faute professionnelle grave ; nous nous engageons à ne divulguer aucun élément ou information de quelque nature que ce soit — par écrit ou oral — dont nous pourrions avoir connaissance dans notre travail. Nous acceptons la possibilité de changer de poste dans l’entreprise ou même d’être détachés dans d’autres sociétés si les nécessités de service l’imposent. Nous acceptons aussi de geler les salaires dans l’intérêt de la poursuite de l’activité… Deux pages pleines de ce genre de choses. Ça sent le traquenard à plein nez. Je me demande même si c’est légal. Deblais et Notelho observent la salle et passent les réactions au crible. Sans doute sont-ils déjà en train d’analyser les moindres signes de défiance et de relever l’identité de leurs auteurs. Alexandre, du service qualité, a un sourire en coin. Il murmure quelques mots à ses deux collègues qui, du coup, replient les pages et les posent sur leurs genoux. Le directeur commercial, chemise sombre et cravate ton sur ton très classe, demande à voix haute si le gel des salaires implique aussi celui des primes. Face à la pression qui monte, Deblais prend la parole :

— Mes amis, ne vous inquiétez pas. Mlle Lavigne va tout vous expliquer.

Il me fait signe :

— C’est à vous, Marie…

Je me plonge dans la feuille de notes qu’il m’a demandé de lire. J’ai vraiment l’impression de me faire piéger, d’être la complice involontaire d’une machination dont je pourrais bien devenir l’une des nombreuses victimes. Dans ce document que l’on nous demande de signer immédiatement et que je n’ai eu le temps de lire qu’en diagonale, tout est fait pour protéger la direction, quitte à nous trahir. M. Memnec se retournerait dans sa tombe s’il était mort, mais comme il est en retraite dans le Sud, il doit juste se retourner dans son transat. Je me lance à contrecœur :

— « Nous sommes aujourd’hui réunis pour signer ce document important. Élaboré dans l’intérêt de tous, il va permettre la bonne continuation de l’entreprise et le maintien des acquis dans la mesure du possible… »

Je marque une pause. Je ne vais pas arriver à lire ça, je ne peux pas. Je lève les yeux vers mes collègues. Tout le monde me regarde et m’écoute. Leur débiter cette honte est au-dessus de mes forces. J’ai envie de leur hurler de ne pas signer.

— Poursuivez, Marie, me presse Deblais, chacun doit ensuite reprendre le travail…

Notelho secoue la tête comme le petit chien en plastique qui ne va pas survivre à l’accident qui se profile. Je réagis :

— Pourquoi ne lisez-vous pas votre prose vous-même ?

Deblais s’offusque :

— Mais parce que votre travail consiste à vous occuper du personnel et que c’est présentement ce que nous faisons. Alors soyez gentille…

— Je ne suis pas gentille, je ne suis pas mignonne non plus, et je n’aime pas être placée au pied du mur. Pourquoi ne nous avez-vous pas remis ces avenants avant la réunion ? On aurait pu les lire, y réfléchir et poser des questions. Pourquoi se retrouve-t-on ici, obligés de signer sans aucun recul ? Puisque vous me rappelez que je travaille au service du personnel, permettez-moi de vous dire que ces méthodes sont douteuses.

Les murmures dans la salle prouvent que ma remarque trouve un écho. Notelho panique, il sent que la situation est en train d’échapper à tout contrôle. Dans un film de science-fiction, lui et l’infâme Seigneur Deblais qui rêvait de réduire le peuple de la planète Dormex au silence sauteraient dans la capsule de secours pour s’enfuir dans l’espace, mais là, à part la fenêtre des toilettes…

Deblais tente une contre-offensive et hausse le ton :

— Vous n’êtes pas au courant de tout, mademoiselle Lavigne ! Les lois changent et les marchés aussi. Si nous faisons aussi vite, c’est pour préserver les intérêts de notre équipe.

— Et c’est sans doute pour préserver nos intérêts que — page 2, je cite — vous nous demandez de renoncer à toute action groupée au social comme au pénal contre les actionnaires de la SARL Dormex ?

Florence acquiesce. Elle est la première à dire tout fort :

— Moi, je ne signe pas ça !

Clara s’écrie :

Viva la Revolución !

Les films peuvent vraiment faire du mal aux jeunes. Clara a sûrement vu un western de Sergio Leone hier. J’ose à peine imaginer ce qu’elle aurait crié si elle avait vu Le Magicien d’Oz. Et moi, je serais sans doute le lion peureux qui prouve enfin son courage.

Les gens se lèvent, abandonnant le plus souvent le document sur leur chaise. Deblais fulmine, Notelho aussi, en secouant la tête cette fois de gauche à droite. On doit être sur une route de montagne… Je ne pensais pas déclencher une telle réaction. Deblais s’approche et, l’air pincé, me déclare :

— Vous avez commis une belle erreur, ma cocotte. Comptez sur moi pour vérifier si votre outrage ne constitue pas une faute au regard du code du travail. Vous avez raison, vous n’êtes pas gentille, et vous allez me le payer cher.

Notelho est repassé en mode petit chien qui secoue la tête dans le bon sens. Je les trouve pathétiques tous les deux. Ils sont furieux. Leur coup tordu a échoué. Je n’ai jamais aimé Deblais. Depuis le premier jour. Il suinte la fourberie. Je ne mesure pas bien ce que je risque, mais je ne regrette pas ce que j’ai fait. Pas du tout. Même si j’avais été folle de bonheur dans ma vie, m’opposer à lui ne m’aurait pas gênée, alors vu l’état dans lequel je suis, une guerre des tranchées me tente presque. J’ose avancer d’un pas vers lui. Surpris, il recule légèrement. C’est dans ce petit mouvement, dans son amplitude, que l’on mesure l’écart qui existe entre l’orgueil d’un homme et son véritable courage. Les yeux dans les yeux, je lui souffle :

— Je ne suis pas ta cocotte.

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