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— Ben Marie, qu’est-ce que t’as ? T’en fais une tête…

Ce serait plutôt « bain-Marie » étant donné ma mésaventure d’hier soir. Pétula est le premier humain qui m’adresse la parole depuis mon plongeon dans le canal. Je ne suis pas convaincue que ce soit une chance. Pétula est la standardiste de l’entreprise où je travaille. Avec une grâce infinie, elle se lève de sa chaise qui couine pour voir par-dessus le comptoir d’accueil si j’ai l’air aussi lamentable en bas qu’en haut. J’ai pourtant fait tout ce que j’ai pu pour m’arranger, je le jure. Sans aucune gêne, avec la candeur de ceux qui vivent dans leur monde, elle me détaille de la tête aux pieds et se rassoit sans un mot, mais avec une moue qui en dit long sur mon apparence. Après quoi, elle pivote et se replonge dans la contemplation de son écran d’ordinateur comme si je n’existais plus. Elle est là, tranquille, à consulter ses messages. Elle m’a oubliée. Elle est passée à autre chose. Un vrai poisson rouge.

Je m’approche du comptoir en espérant qu’elle va remarquer que je suis toujours là et se dire qu’il doit y avoir une raison, mais non. Elle pianote pour répondre à ses mails. Je sais bien qu’elle fait ce job en attendant mieux mais quand même… La vraie vie de Pétula, c’est la danse. Elle en fait le jour, la nuit, et rêve de devenir une étoile. D’ailleurs, il y a deux mois, elle répétait la chorégraphie du Lac des cygnes dans le hall, et alors qu’elle s’entraînait à faire la toupie pendant que le téléphone sonnait dans le vide, elle s’est fracassé le poignet contre le portemanteau. À tous les coups, elle va demander à ce que l’on agrandisse le hall, qu’on lui installe un parquet, des grands miroirs et une barre de danse. Comme ça, dans un an, pour entrer dans la société, il faudra traverser la scène de l’opéra. Tant que l’on ne nous oblige pas à mettre un tutu… Pourquoi je pense à ça alors que j’ai le moral à zéro ?

— Pétula, excuse-moi…

Elle sursaute. Sa queue-de-cheval semble montée sur ressort.

— Bonjour Marie !

Elle lève les yeux vers moi et se fige soudain.

— Alors ça, c’est trop bizarre ! T’es habillée exactement comme hier. C’est dingue, on dirait que t’as pas bougé d’ici depuis vingt-quatre heures !

Je suis sciée. Ça fait deux fois que je suis sciée en moins de douze heures. Je vais finir en bûchettes. Une belle flambée avec la Marie sciée. Ce n’est pas grave, de toute façon je souhaite être incinérée. En attendant, elle me fait un peu peur, Pétula. Ça doit être toutes ces pirouettes sur elle-même. La force centrifuge a dû lui plaquer tous les neurones contre les os du crâne, juste sous les cheveux. Je décide de faire comme si de rien n’était et j’en viens au fait :

— Bonjour Pétula. J’ai perdu mon badge, est-ce que tu pourrais m’en donner un de la réserve ?

— Il va falloir que je remplisse la fiche justificative. Est-ce que tu sais où tu l’as égaré ?

— T’as qu’à mettre qu’il est au fond du canal, ou que le clodo l’a gardé, ou que le chien qui m’a coursée après l’a bouffé.

Elle rigole. Elle croit que je blague. Si seulement ça pouvait être vrai… Elle me fait un clin d’œil :

— T’inquiète pas, je vais écrire qu’il est tombé dans la rue. Pas de problème. C’est ce que je mets à chaque fois, sauf pour Pierre quand sa maison a brûlé… J’ai mis qu’il avait fondu.

Elle ouvre un tiroir et en sort un badge neuf.

— Il faudra mettre ta photo.

— Avec la tête que j’ai en ce moment, je crois que je vais plutôt faire un dessin.

Je m’apprête à quitter le hall. Si j’étais en forme, j’aurais bien tenté de le faire sur les pointes, avec les bras arrondis au-dessus de la tête. Pétula rebondit à nouveau :

— Ah, Marie, j’allais oublier ! Super méga important : M. Deblais t’attend dans son bureau !

Je ne suis plus à une catastrophe près. Le chef m’attend la seule fois où j’arrive une demi-heure en retard… Toute l’histoire de ma vie : c’est ainsi depuis l’école : sage comme une image pendant des semaines et personne ne le remarque, mais le jour où je fais la grimace du siècle ou que je sors la vanne qui doit rester confidentielle, comme par miracle, les rideaux s’écartent, les projecteurs s’allument, les micros sont ouverts et je suis en direct devant dix millions de spectateurs ! Le bonheur m’a peut-être quittée, mais Dieu merci, la poisse, elle, ne m’a jamais lâchée. La preuve ce matin. Il ne me manquait plus que ce fourbe de Deblais pour mal commencer la journée.

Un livreur débarque dans le hall. Après un bonjour machinal, il empile directement ses caisses dans l’entrée. Pétula s’énerve :

— Enfin, ne les mettez pas là ! Si quelqu’un veut faire des étirements, il risque de se blesser !

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