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Je suis impatiente d’arriver au bureau, mais pas pour me mettre au travail. Je suis surtout curieuse de croiser mes suspects. J’ai même hâte. Je viens de vivre mon pire samedi soir depuis celui où j’ai cru que j’avais perdu la vue parce que l’embout du flacon de shampoing avait sauté et que j’ai tout pris en pleine figure — trois heures à vivre à tâtons alors que Hugues se moquait de moi. Il n’avait même pas arrêté de regarder sa série à la télé pour m’aider. Dire qu’à l’époque, je ne lui en avais pas voulu… Mais puisque le temps de faire les comptes a sonné, ce souvenir vient gonfler l’addition. Les hommes ont bien raison de nous reprocher de ne rien oublier. On est comme ça. Et le samedi soir que je viens de passer, je vais m’en souvenir jusqu’à la fin de mes jours.

Les probabilités plaident pour une présence du coupable sur mon lieu de travail. Celui à qui je dois mon envie de mourir dans un hall de gare aura peut-être une lueur de honte dans le regard, ce qui me permettra de le démasquer. D’après Pétula, tout le monde est là, sauf Émilie. Ce n’est pourtant pas son genre d’arriver en retard.

Alors que je traverse le bureau paysager, Valérie me fait signe. Ses gestes pour attirer mon attention se veulent discrets, mais tout le monde les a néanmoins remarqués.

— Bonjour Valérie. Qu’est-ce qui se passe ?

Elle parle fort pour être entendue de tous en me montrant une feuille de calcul sur son ordinateur :

— Alors tu vois, ici, j’ai un quantitatif qui ne correspond pas au prévisionnel sur les frais de déplacements par poste…

Elle ajoute à voix basse :

— Approche-toi et fais semblant de t’intéresser, j’ai une idée…

— À quel sujet ?

— J’ai trouvé le moyen de découvrir ce qu’il y a dans le dossier.

— Excellent.

— On ne va pas chercher à voir les documents, on va s’arranger pour que Deblais nous dise lui-même ce qu’il y a dedans.

Je suis dubitative.

— Quel est ton plan ?

— À ton avis, que pourrait-on découvrir de pire dans ce dossier ?

— Un plan de délocalisation total, avec à la clé une fermeture de ce site et un licenciement pour chacun de nous.

— J’en suis moi aussi arrivée à cette conclusion. Alors voilà : on rend une petite visite à Deblais sous un prétexte quelconque — je veux bien m’en charger. Je tombe à genoux dans son bureau et je me roule par terre en me tenant la tête. Je gémis aussi, de plus en plus fort. Je fais comme si j’avais été frappée par une vision, une bonne grosse prémonition. Soudain, je me fige et, avec un regard de malade, je lui dis que j’ai un flash, que je vois notre boîte fermer et tout le monde pointer au chômage. Je vois la misère, les pleurs, des pendus, un raton laveur sacrifié dans la salle de réunion… À sa réaction, on saura si on a vu juste !

Je regarde Valérie qui, comme un chien d’arrêt avec sa patte, pointe toujours la feuille de calcul dont je n’ai rien à faire. Elle frétille littéralement à cause de son idée géniale et me demande :

— Alors, qu’est-ce que tu en dis ?

— Écoute, je suis tentée de te dire que c’est une excellente idée rien que pour assister à la scène, mais dans ton intérêt et le nôtre, je crois qu’il serait préférable de trouver quelque chose qui ne repose pas sur le paranormal…

— Non, non, t’as pas compris ! Je fais semblant. Je n’ai pas eu de vision. Je ne suis pas voyante. Je fais semblant pour lui faire croire !

La NSA va mettre une photo de plus sur Internet, avec une légende très légèrement modifiée : « Certains humains sont même moins intelligents qu’une gerbille ivre morte : regardez cette autre femme. »

— Valérie, je t’aime très fort, mais tu dois me promettre de ne pas le faire.

— Pourquoi ? Il sera tellement surpris qu’il va se trahir. Il va flipper !

— C’est certain et, pour une fois, je le comprends.

— Qu’est-ce que je risque ?

— Soit Notelho surgit et t’asperge d’eau bénite, soit ils te font interner. L’un n’empêche d’ailleurs pas l’autre.

Elle semble déçue.

— Tu es certaine que c’est une mauvaise idée ?

— Absolument. Continuons à chercher. Je salue néanmoins ton imagination et ta faculté à tout envisager, c’est une chance de t’avoir dans l’équipe.

Mon compliment atténue sa déception. Elle semble réconfortée. Ouf, je m’en sors bien. Elle est comme ça, Valérie, du genre à passer deux ans à apprendre le langage des signes pour celui qu’elle aime avant de se rendre compte qu’il est aveugle et pas sourd. Mais elle s’y remettra avec la même énergie et forte d’une fascinante bonne volonté. Rien que pour ça, je la respecte et l’envie infiniment.


Alors que je retourne à mon bureau, j’aperçois une silhouette inconnue qui pénètre dans le bureau d’Émilie. Si quelqu’un lui rend visite, c’est qu’elle est enfin arrivée. J’y vais.

Ce n’est pas un inconnu. C’est Émilie, méconnaissable. Elle porte des lunettes noires, elle n’est pas coiffée comme d’habitude et s’est habillée comme pour un enterrement. Il est évident que quelque chose ne va pas.

— Émilie ? Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Ferme la porte. Marie, j’ai fait une grosse bêtise. La police va débarquer d’un instant à l’autre. Regarde, je n’ai pas mis le bracelet que tu m’as offert pour éviter que les menottes ne le rayent. Jure-moi que tu viendras me voir en prison…

Elle s’appuie contre le mur, secouée de sanglots.

— Mais enfin, Émilie, qu’est-ce qui se passe ? Raconte !

— Je t’avais dit qu’au club il ne me restait plus que le prof de théâtre et que c’était vraiment en dernier recours…

— Celui que tu décrivais comme vaguement libidineux avec une tête de crapaud. Tu es amoureuse ? Mais ce n’est pas grave, l’amour est…

— Je l’ai tué.

— Pardon ?

— On avait une répétition hier et, à la fin, il m’a invitée chez lui, soi-disant pour travailler mon rôle… Tu parles ! Je trouvais déjà qu’il aidait beaucoup les filles à « placer leur corps » comme il dit, pendant ses mises en scène à la noix.

— Qu’est-ce que tu as fait ?

— Chez lui, il m’a servi un verre et m’a montré sa collection d’art moderne — des tableaux, des sculptures, tout est immonde. Des croûtes et des assemblages de détritus qui se la pètent avec des noms prout-prout.

— Émilie, on s’en fout ! Qu’est-ce que tu lui as fait ?

— On buvait tranquillement. Il a posé son verre. Il s’est approché de moi et m’a susurré : « Je n’ai pas pris de douche depuis trois jours, je vais te faire l’amour comme un animal. »

— C’est immonde !

— Je suis bien d’accord avec toi. Il s’est jeté sur moi. Alors j’ai attrapé ce que j’ai pu et je l’ai frappé de toutes mes forces.

— Où ça ?

— À la tête. Il est tombé comme une glace fondue qui bascule de son cornet. Il a d’ailleurs fait le même bruit.

— Et ensuite ?

— J’ai paniqué. Je me suis sauvée. Je n’ai même pas songé à effacer mes empreintes. Quelle imbécile ! Quand je pense que je me suis foutue de toi avec tes gants de ski ! Toi au moins tu avais des gants ! Je suis rentrée chez moi et je suis restée prostrée dans le noir en attendant les flics.

— Tu l’as laissé par terre sans l’aider ?

— Ben oui, j’allais pas en plus lui faire du bouche-à-bouche à ce gros dégueulasse !

— Avec quoi l’as-tu frappé ?

— J’en sais rien, une de ses statuettes moches. Quelle idée aussi de collectionner des machins hideux pleins d’angles vifs ! S’il avait fait une collection de nounours ou de fleurs, il n’aurait pas eu le front en sang. Ce genre d’argument peut parfaitement se plaider devant un jury des assises, n’est-ce pas ? En fait, c’est entièrement sa faute.

— Émilie, arrête de te disperser. Ne réponds que par oui ou par non. Tu l’as laissé chez lui ?

— Oui.

— Tu n’as prévenu personne ?

— Non.

— Tu as fermé la porte derrière toi ?

Elle me regarde comme un babouin à qui on montre un avis de contrôle fiscal.

— Émilie, réponds, s’il te plaît !

— Mais tu m’as dit de ne répondre que par oui ou par non, et je n’en sais plus rien.

— Tu as ta voiture ?

— Oui.

— Donne-moi les clefs, on y va.

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