12

Profitant du soleil à son zénith, Blake, Odile et Manon disposaient les livres mouillés le long de la clôture du potager pour les faire sécher. En voyant l’étalage, Magnier, venu chercher son déjeuner, déclara :

— Elle s’est quand même décidée à mettre tout ce fatras à la brocante.

Blake se redressa péniblement et, sans cesser de tamponner un volume relié de La Petite Gitane de Miguel de Cervantès, le salua en répondant :

— Avant qu’elle ne commette cette erreur, vous devriez au moins lire celui-là, c’est une histoire de gitans qui pourrait vous être utile.

Magnier jeta un œil.

— Ils sont trempés, vos bouquins…

— Un problème de plomberie.

— Tant que c’est pas dehors, ça ne me concerne pas.

Odile apparut sur le seuil de la cuisine et désigna une sorte de petit abri accroché au mur qui contenait une boîte hermétique.

— Votre repas est à sa place. Et n’oubliez pas de me rapporter les autres récipients.

Sans un mot de plus, elle retourna à ses occupations. Magnier récupéra sa pitance et fit demi-tour pour rentrer chez lui. En passant près de Blake, il proposa :

— Dites donc, ça vous dirait de venir boire le coup à la maison, un de ces soirs ?

— Pourquoi pas ? Dans quelques jours…

— Quand vous voulez, m’sieur Brake.

Manon arriva de l’intérieur avec un nouveau chargement de livres.

— Ce sont les derniers, après, on est bons, annonça-t-elle. Heureusement que vous avez réagi vite, sinon les meubles et les parquets étaient fichus. On s’en sort bien.

Blake la déchargea d’une partie des ouvrages.

— Merci, Manon.

Ensemble, ils installèrent les livres face aux rayons du soleil. Odile était occupée à ses fourneaux. Blake en profita pour demander discrètement :

— Dites donc, Manon, Magnier et Odile ont-ils toujours été ainsi ?

— Que voulez-vous dire ?

— Comme chien et chat ?

— Je ne les ai jamais connus autrement. Il ne met pas les pieds dans le manoir sauf quand Madame le demande, et elle évite d’aller dans le parc, sauf au potager.

— Il ne vous arrive pas de prendre vos repas tous ensemble ?

— Avec mes horaires, je n’ai pas le temps. Je dois être à 14 h 30 à l’école du centre.

— Qu’y faites-vous, si ce n’est pas indiscret ?

— J’aide les enseignantes titulaires en attendant de passer mon concours d’instit.

— C’est un excellent projet !

— Je l’ai déjà loupé l’année dernière et comme je vis avec ma mère, j’ai été obligée de prendre ce travail. Mais c’est sympa…

— Et puisque nous en sommes aux questions, Manon, j’imagine que vous avez un portable ?

— Évidemment, mais il n’est pas vraiment dernier cri…

— Vous captez quelque chose ici ?

— Rien du tout. Une fois, j’ai entendu M. Magnier dire que le seul endroit du domaine qui captait, c’est sur la colline, dans les bois.

— La colline dans les bois ?

— C’est ça, quelque part là-bas.

Elle désigna vaguement un relief boisé encore plus éloigné que la maison du régisseur.

La jeune femme regarda sa montre.

— Il faut que je file. Même si ça descend à vélo, j’en ai quand même pour un moment jusqu’à la ville.

— Sauvez-vous, Manon. À demain. Et ne soyez pas en retard, sinon Odile va encore siffler un carton rouge.

— Mais je suis toujours à l’heure !

— Sauf le jeudi matin, d’après ce que j’ai compris.

— C’est à cause de Justin. Le mercredi après-midi, il n’y a pas école, alors on se retrouve et on reste ensemble le soir, vous comprenez…

La jeune femme baissa les yeux avec un timide sourire qui toucha Blake.

— C’est bien de votre âge. Filez.

Manon s’éloigna en lui adressant un petit signe de la main. Blake déposa le livre qui lui restait dans les mains contre la barrière. Il était à peine humide. Le Dernier Jour d’un condamné de Victor Hugo. Diane lui aurait certainement dit que c’était un signe.


En pénétrant dans la cuisine, Andrew comprit tout de suite qu’Odile n’était pas contente. Ses gestes étaient plus secs que d’habitude et elle ne se retourna même pas pour lui parler.

— Cette matinée m’a coupé l’appétit, fit-elle. Vous trouverez de quoi manger dans le frigo, étagère du milieu. Le micro-ondes est là. Madame veut vous voir à 15 heures précises dans son bureau.

— C’est entendu.

— S’il y avait urgence, je suis là-haut, dans ma chambre.

— Vous ne vous sentez pas bien ?

— Si, au contraire. Pour la première fois depuis des lustres, je vais enfin pouvoir me reposer entre deux services. Puisque Madame a jugé bon de vous engager, autant que vous serviez à quelque chose. Je vous laisse la boutique pour cet après-midi.


Blake trouva étrange de se retrouver seul dans le fief de la cuisinière. Le chat était égal à lui-même, légèrement plus proche de la gazinière que le matin. Blake ouvrit le réfrigérateur et découvrit des empilements de boîtes de verre contenant des aliments le plus souvent impossibles à identifier. Il repéra la seule assiette. Il retira le film alimentaire qui la recouvrait, puis ouvrit tous les tiroirs jusqu’à trouver une fourchette et s’installa à table. À la première bouchée, il fut impressionné. Le plat était un fin mélange de saumon mi-cuit et de petits légumes. Andrew finit son assiette avec plaisir et la nettoya dans l’évier en se disant qu’Odile plaçait peut-être dans sa cuisine la délicatesse qu’elle ne mettait pas dans sa vie. Il retourna surveiller le séchage des livres et en profita pour s’asseoir quelques instants au soleil. Il était bien content d’avoir rendez-vous avec Mme Beauvillier. Il avait des choses à lui dire.

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