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L’après-midi même, lorsque Andrew monta voir Mme Beauvillier, celle-ci lui fit une demande qui le laissa sans voix.

— Savez-vous où se trouve le cimetière dans le parc ?

Andrew la dévisagea sans réussir à décider ce qu’il devait répondre. Devait-il savoir ou faire l’innocent ?

— Monsieur Blake ?

— Je m’y suis déjà rendu avec Philippe.

— Pouvez-vous m’y accompagner ?


Les feuilles des arbres ayant disparu, le ciel était visible dans toutes les directions. Cette sensation d’espace avait toujours produit le même effet sur Andrew. Percevoir l’immensité, voir l’horizon ou sentir sur son visage le vent qui venait de loin l’électrisait. Tout jeune, il se mettait à courir, les bras tendus vers l’azur, en criant. Plus tard, il avait appris à rester immobile, à l’écoute, à respirer à pleins poumons en sentant son cœur bondir et son imagination s’envoler. Avec le temps, même s’il ne voyait plus les oiseaux qui criaient au loin de façon très nette, l’émotion intérieure était toujours aussi vive. Cet après-midi-là, dans le parc, le vent lui faisait du bien.

Blake marchait aux côtés de Mme Beauvillier. Emmitouflée dans un manteau dont le col remonté lui cachait la moitié du visage, la tête protégée sous un foulard, elle avançait d’un pas incertain. En presque trois mois de service, Blake ne l’avait jamais vue s’aventurer hors du manoir. Difficile de savoir pourquoi elle sortait et si elle en était heureuse.

Suivant l’âge, on ne marche pas à deux de la même façon. De par ses souvenirs ou son expérience au manoir, Andrew l’avait maintes fois remarqué. Yanis avait pour habitude de courir devant lui, en se retournant pour le presser de le suivre. Philippe se comportait comme Youpla, s’éloignant puis revenant, sans cesse attiré par n’importe quoi. Manon marchait tantôt devant, tantôt derrière, ne réajustant sa position par rapport à son accompagnateur que lorsqu’elle n’était pas perdue dans ses pensées.

Madame et Blake avançaient comme le font souvent les personnes d’un certain âge, en se mettant au pas l’un de l’autre. Peut-être la vie leur avait-elle enseigné la valeur d’avancer à deux, comme s’il fallait savourer la compagnie jusque dans le bruissement des pas qui s’acceptent.

Blake n’hésita pas sur le chemin à suivre. Pourtant, lorsqu’il repéra l’immense chêne qui surplombait le cimetière, il se sentit soulagé. En voyant les grilles au loin, Madame s’arrêta. Sans un mot, elle se retourna en scrutant le chemin qu’ils venaient de parcourir. Blake songea qu’elle cherchait à apercevoir le manoir, mais il était trop éloigné. Peut-être voulait-elle se rassurer après s’être aventurée aussi loin ?

— La marche semble vous faire du bien, commenta Andrew.

— J’aimerais en être convaincue.

Blake désigna le chêne :

— Quel arbre majestueux !

— En effet. François disait que c’était le plus beau de notre domaine.

— Avoir installé ce lieu de repos éternel à ses pieds est un beau choix.

— La stature de l’arbre n’est pas la seule raison. Lorsque François et moi avons repris le domaine, avant toute chose, c’est de cet arbre que nous a parlé l’ancien propriétaire. Selon la légende, voilà plus de deux siècles, c’est à ses pieds que deux amoureux se donnaient rendez-vous. Lui était le fils d’une des plus grandes fortunes de la région et elle, la modeste fille d’un de leurs métayers. L’histoire raconte qu’ils s’aimaient mais que la riche famille s’était violemment opposée à cette union. Lorsque l’un des employés du père du jeune homme découvrit que les tourtereaux se voyaient toujours, il décida de se poster dans les bois avec un fusil pour tenter de dissuader la jeune fille en la blessant…

Madame et Blake étaient parvenus au pied de l’arbre. Elle en caressa l’écorce et reprit :

— Mal ajusté, le coup de feu ne blessa pas la jeune femme, mais tua le garçon. Depuis, cette romance tragique se transmet et aucun bûcheron n’a osé abattre cet arbre alors que tous ses semblables sont devenus charpentes et meubles.

— Croyez-vous cette histoire authentique ?

— Elle est jolie. Un côté Roméo et Juliette. Vraie ou non, je n’en sais rien. L’amour est souvent contrarié, et l’arbre est toujours là.

— Votre mari y croyait ?

— François aimait les histoires. Sa collection de livres en est — en était — le reflet. Selon lui, les histoires sont le meilleur moyen d’élever la vie au-dessus de la médiocrité du quotidien.

Mme Beauvillier pénétra dans l’enclos des tombes. Elle se dirigea d’abord vers la pierre tombale de ses parents. Elle demeura recueillie un long moment. Le vent animait les quelques cheveux qui s’échappaient de son foulard. Les yeux ouverts, les lèvres pincées, elle fixait les prénoms. Bien que resté à l’extérieur, Blake n’était qu’à quelques mètres d’elle.

Elle vint ensuite se placer devant la tombe de son mari. Son comportement n’était plus le même. Son regard s’éloignait souvent du bloc de granit pour se perdre dans le paysage. Ses lèvres étaient moins crispées. À quoi pensait-elle ? Madame jeta un coup d’œil à Blake. Il eut la certitude qu’elle ne s’éloignait pas encore parce qu’elle était observée. Seule, elle serait restée moins longtemps devant la dépouille de son mari.

Elle tourna finalement le regard vers la tombe sans nom, fit un pas dans sa direction, hésita puis alla finalement se recueillir devant un instant. Elle ne regardait pas la pierre. Elle l’évitait. Son visage était baissé. Devant cette tombe-là, elle semblait plus petite, presque fragile, malheureuse.

Avant de ressortir, à travers la grille, elle s’adressa à Blake. Elle le fit d’une voix tout à fait normale, hors des codes de l’endroit.

— Avez-vous peur de la mort, monsieur Blake ?

— Je ne crois pas. Mais je déteste l’effet qu’elle a sur la vie.

Mme Beauvillier eut un petit rire.

— La mort vous a pris des gens…, dit-elle.

— Elle m’en a séparé.

Mme Beauvillier referma le portillon derrière elle et se retourna face aux tombes. Les mains accrochées à la grille, elle lâcha :

— Moi, c’est la vie que je déteste. C’est elle qui m’a séparée des miens. La mort aura finalement calmé le jeu. Votre femme vous manque, monsieur Blake ?

— Éperdument.

— François me manque aussi. Aimiez-vous votre épouse, monsieur Blake ?

— Je ne sais pas. Je me suis souvent demandé ce qu’aimer voulait dire. Je sais juste que ma vie était plus belle quand elle était là. J’étais bien avec elle. Ce qu’elle était et ce qu’elle faisait me plaisait. Elle m’impressionnait. Sa droiture, son cœur, elle aurait pu rendre n’importe quel homme heureux. Avec elle, je ne me suis jamais ennuyé. Quand j’étais fort, c’est pour elle que j’avais envie d’accomplir. Quand j’étais faible, c’est grâce à elle que je réussissais à continuer d’avancer.

— Vous ne l’avez jamais trompée ?

— Pas une fois.

— Vous semblez doté d’une force morale peu commune.

— Détrompez-vous. Je ne suis qu’un homme. Ce n’est pas la maîtrise de moi-même qui m’a évité les écarts, mais la peur de la blesser. Pour moi, la notion de faute est purement subjective. Seules comptent les raisons pour lesquelles on en commet. Le bien et le mal sont des notions sans valeur. « Pour qui » ou « contre qui » définit bien mieux ce que nous sommes.

— Encore faut-il avoir la capacité de choisir… Observateur comme vous l’êtes, vous vous demandez certainement pourquoi une des pierres ne porte aucun nom.

— Il faut une bonne raison, pour ou contre…

— Cette tombe est un compromis, monsieur Blake. Vous étiez l’homme d’une seule femme, mais pas François. Pendant près de vingt ans, il a vécu une histoire d’amour clandestine. Je l’ai découvert par hasard, à cause d’un enfant. François était tout pour moi mais je n’étais qu’une partie pour lui. Lorsqu’il a voulu réunir la famille au pied de cet arbre, elle venait de mourir. Je le soupçonne même d’avoir désiré ce cimetière uniquement pour la rapprocher de lui. J’ai accepté, monsieur Blake. J’ai enduré cet affront, à la condition que son nom ne soit pas écrit.

— Vous croyez qu’il ne vous aimait pas ?

— Auriez-vous accepté d’être le second choix de votre bien-aimée ? Auriez-vous supporté l’idée que ce soit pour quelqu’un d’autre qu’elle prenne les plus grands risques de son existence ? Le fait qu’il m’ait trompée n’est pas mon plus grand drame. Ce qui m’a anéantie, c’est de découvrir qu’il ne m’aimait pas autant que je l’aimais. J’aurais pu guérir d’une passade, mais je n’ai pas guéri de leur histoire d’amour. Même s’il s’en est toujours défendu, j’ai eu dès lors l’impression qu’il m’avait épousée par raison et qu’il l’avait aimée de tout son cœur.

— Vous lui en voulez encore ?

— Pour pardonner, il faut du temps ou beaucoup de force. Je n’ai plus ni l’un ni l’autre.

Mme Beauvillier tremblait devant les tombes.

— Venez, nous devrions rentrer.

— Encore un moment, s’il vous plaît. C’est sans doute la dernière fois que je viens ici.

Elle se cramponna à la grille, comme une prisonnière à ses barreaux.

— François a fait mon bonheur et mon malheur. J’envie votre histoire avec votre femme. Je l’envie tellement qu’elle me rend jalouse, et cela me pousse à croire que tout ce que vous avez vécu n’est qu’illusion. Pourtant, François me manque. Je voudrais qu’il soit là. Avec lui, je n’avais pas peur.

— Vous n’en parlez pas comme de quelqu’un à qui l’on en veut.

— Si vous saviez tout ce que j’ai tenté pour rester proche de lui… Mais en définitive, je crois que j’ai toujours été seule.

Blake passa son bras autour des épaules de Madame. Elle se laissa faire. Sur le chemin du retour, il n’osa pas lui parler de son fils. Si, à l’aller, un majordome accompagnait sa patronne, lorsqu’ils rentrèrent, c’était un homme qui soutenait une femme, tous les deux malmenés par le poids de l’absence et des regrets.

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