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Au cours des jours suivants, les choses changèrent imperceptiblement au manoir. Tous les après-midi, vers 16 heures, Manon prit l’habitude de descendre goûter avec Odile. Les deux femmes parlaient — surtout Manon. Elle évoquait le plus souvent Justin et parfois sa mère. Odile lui proposa de l’aider à s’entraîner pour les oraux de son concours. Magnier ne venait plus chercher ses repas comme un voleur. En récupérant sa boîte dans la niche à l’extérieur, il faisait désormais un petit signe à la cuisinière et allait même jusqu’à la remercier en lui souhaitant le bonjour ou le bonsoir, suivant l’heure. Parfois, lorsqu’il avait rendez-vous avec Yanis pour ses cours de mathématiques, Andrew descendait son repas au régisseur. Odile en mettait alors un peu plus pour le petit. Elle avait aussi fini par se laisser convaincre de préparer les mêmes menus pour tout le monde, du chat jusqu’à la patronne, et personne ne s’en plaignait, bien au contraire. Seule Madame picorait du bout des lèvres, mais la cuisine n’était pas en cause.

Blake était sans doute le plus conscient de l’évolution des rapports au sein du domaine, et il s’en réjouissait, mais il ne perdait pas de vue qu’aucun des problèmes de Madame n’était résolu pour autant.

Hugo avait répondu à son mail de façon très enthousiaste. Le fils Beauvillier avait insisté pour en apprendre davantage sur ce mystérieux informateur bienveillant tout en étant reconnaissant de la démarche.

Ce mardi-là était gris, froid et pluvieux. Le pire de novembre, avec quelques jours d’avance. Dans le grand escalier, au palier du deuxième étage, Blake s’était posté à la fenêtre et surveillait le portail de la propriété à la jumelle.

— Que faites-vous ? demanda Odile en le découvrant ainsi à l’affût.

— Je redonne ses lettres de noblesse au mot hypocrisie…

— Pardon ?

Tout à coup, le majordome déclara :

— Son taxi arrive. Pile à l’heure.

— Pourquoi surveillez-vous l’arrivée de Mme Berliner ? L’interphone est hors service ?

Blake ne répondit pas et descendit vers le hall avec entrain. Il se posta cette fois devant le visiophone dont il avait coupé le son.

— Andrew, quel mauvais tour êtes-vous en train de préparer ?

— Cette femme est méchante.

— C’est exact, mais que comptez-vous faire ? L’électrocuter quand elle va sonner ?

Blake regarda Odile.

— C’est une excellente idée, ma foi.

— Vous êtes vraiment fou. Laissez l’amie de Madame tranquille. Elle n’en a déjà plus beaucoup.

— Des amies comme Mme Berliner, on en a toujours trop.

L’écran du visiophone s’alluma et le visage de la visiteuse apparut. Elle avait tiré le col de son manteau au-dessus de sa tête pour s’efforcer de se protéger, mais la pluie battante ruisselait quand même sur son visage. Elle appuya sur le bouton d’appel et, bien qu’il marche parfaitement, n’obtint aucune réponse. Elle appuya, appuya encore en forçant, avec un rictus que la caméra rendait encore plus effrayant. Ses mimiques excédées et ses gestes saccadés faisant penser à un dessin animé dont le méchant ulcéré ne parviendrait pas à ses fins — pour la plus grande joie de tous… Sous certains angles, la caméra lui faisait une tête de musaraigne, mais Blake se garda bien de le faire remarquer à sa collègue. Contre toute attente, celle-ci observait le spectacle avec un franc sourire.

— Combien de temps allez-vous la laisser poireauter sous la douche ?

— Le temps de savoir si les mascaras waterproof le sont vraiment.

— D’après mon expérience, avec ce qui tombe, il faudra moins d’une minute pour que ça dégouline tout noir…

Andrew leva un sourcil de surprise. Il n’avait jamais vu Odile maquillée. L’idée lui parut intéressante. Après tout, elle avait de l’allure.

Mme Berliner commençait à paniquer. Andrew décida qu’après le lavage et le rinçage, le moment était venu d’essorer…

— Allez prévenir Madame que son rendez-vous est arrivé.

— Et vous ?

— Je vous l’ai dit : je redonne ses lettres de noblesse au mot hypocrisie.

Blake s’empara d’un immense parapluie et se précipita dehors, au-devant de la pauvre femme qui avait été victime d’une malencontreuse panne…

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