— Dites-moi, monsieur Blake, qu’avez-vous pensé de votre première matinée parmi nous ?
— Mouvementée…
Le soleil ne donnant pas encore directement par les fenêtres, les rideaux étaient ouverts et Andrew put enfin découvrir Mme Beauvillier. Un visage qui révélait du caractère. Des mains fines mais marquées. Elle ne portait aucun bijou excepté une alliance en or très sobre qui flottait un peu autour de l’annulaire.
— Cette fuite est un vrai problème, s’agaça-t-elle. J’ai très peur pour les livres. Vous comprenez, j’y tiens beaucoup. C’était la passion de François, mon défunt mari.
— Rassurez-vous. Manon a tout nettoyé et les livres n’ont pas souffert. Ils regagneront leurs étagères dès demain.
— Heureuse de l’entendre. Cela ne résout pas pour autant le problème de plomberie. Tout s’écroule dans cette maison… Vous demanderez à Odile le numéro de M. Pisoni, c’est lui qui se charge de tous les travaux au manoir. Faites-le venir au plus vite.
— Pisoni, c’est noté, madame.
Andrew l’imagina plus jeune et blonde, avec des cheveux longs. Cela lui allait bien. Aujourd’hui, elle avait la coiffure des femmes de son âge, les cheveux blancs soigneusement ordonnés par une mise en plis. Ses yeux étaient d’un bleu qui avait dû faire des ravages. Elle reprit :
— Demain matin, après le passage du facteur, vous irez chercher ma correspondance à la boîte aux lettres du grand portail. Nous l’ouvrirons ensemble et je vous dirai quels courriers doivent être préparés en retour.
Blake ne l’écoutait qu’à moitié, trop occupé à la dévisager. Ses lèvres étaient minces, droites, ce qui pouvait vite lui donner un air sévère si sa voix mélodieuse n’était pas là pour contrebalancer. Elle lui parla d’autre chose, mais il n’entendit pas, avant de conclure :
— Voilà, nous en avons fini pour aujourd’hui.
Blake opina, se leva et se dirigea vers la porte. Elle le rappela :
— Ah si, j’oubliais. Demain, je reçois une très bonne amie, Mme Berliner. Je l’attends pour le café. Merci de tout installer au petit salon pour 15 heures. Je recevrai sans doute encore dans les jours qui viennent. Je vous préviendrai lorsque les rendez-vous seront pris.
Andrew sortit. Il ne lui avait rien dit de ce qu’il avait prévu. Il avait été trop occupé à l’observer.
Lorsque Odile redescendit de sa chambre, Blake était adossé au montant de la porte de la cuisine ouverte sur le jardin, à contempler le paysage.
— Tout s’est bien passé ? demanda-t-elle.
— Aucun problème. J’ai rentré les derniers livres. Ils finiront de sécher cette nuit dans la buanderie.
— Parfait.
— Dites donc, je croyais qu’elle ne recevait pas grand monde, votre patronne…
— Elle est trop heureuse de montrer son nouveau jouet.
— Quel nouveau jouet ?
— Vous.
Blake encaissa. Odile, un mince sourire aux lèvres, se glissa sur le seuil à ses côtés.
— Vous le trouvez comment, mon potager ?
— Très bien.
— Vous en aviez un sur votre ancien lieu de travail ?
— Vous savez, mon truc, c’était plutôt la tôle. Les légumes, si j’en croisais, c’était pour les mettre en boîtes de conserve…
Blake s’aperçut immédiatement que sa plaisanterie pouvait compromettre la version officielle de son parcours, mais Odile ne releva pas et enchaîna :
— Moi, je préfère les mettre au congélateur. Je trouve que ça préserve mieux leurs qualités gustatives. Dans les conserves, tout a le goût de tout.
Les gens n’entendent que ce qu’ils veulent. Blake changea de conversation :
— Mme Beauvillier ne sort jamais de sa chambre ?
— Elle descend pour ses invités, et encore.
— Je trouve dommage d’avoir une si grande maison avec un tel parc et de rester cloîtrée.
— Chacun est libre de faire comme il veut.
Elle rentra et s’adressa à Méphisto :
— Tu dois avoir faim, mon grand.
Le chat ne broncha pas. Il était presque collé à la gazinière. En ouvrant le frigo, Odile lança :
— Il commence à faire frais, monsieur Blake. Évitez de laisser la porte ouverte trop longtemps.
Andrew jeta un dernier regard vers le ciel, puis en direction de la colline boisée.
— C’est bon, je rentre avec vous.
Odile s’affairait dans le réfrigérateur. Il referma derrière lui et demanda :
— Je peux vous poser une question pratique ?
— Je vous écoute.
— Si j’ai besoin de téléphoner…
— Il y a un poste fixe dans le bureau de Madame. Elle accepte que l’on s’en serve pour les urgences. Allons bon, où est-ce que j’ai bien pu la mettre…
— Au fait, merci pour ce midi. Votre terrine était succulente.
Odile se retourna :
— Ma terrine ?
— Celle que vous m’aviez préparée sur l’assiette.
Odile devint toute rouge.
— Vous avez mangé le repas de Méphisto ?
L’animal ouvrit les yeux brutalement. Blake en fut presque plus surpris que de la remarque de la cuisinière. Comment le chat avait-il compris ? Son regard était d’une couleur orangée quasi surnaturelle.
— Je suis désolé, s’excusa-t-il sans conviction. Mais c’était vraiment délicieux, presque plus…
Il s’interrompit.
— Finissez votre phrase, s’énerva Odile. C’était meilleur que ce que je vous prépare ?
— Je n’ai pas voulu dire cela. C’était simplement remarquable.
— Comme Magnier, vous allez prétendre qu’il vaut mieux être mon chat que mon collègue ?
— Je n’ai rien dit de tel.
Méphisto suivait l’échange en tournant la tête vers celui qui parlait. Blake était fasciné.
— Mon pauvre bébé ! se lamenta Odile en se précipitant pour lui faire des mamours. Maman va te préparer très vite un nouveau repas.
Puis, changeant radicalement de ton, elle s’adressa à Blake :
— Ce matin, vous vous payez ma tête, et ce soir, vous bouffez la gamelle de mon petit. Ça suffit ! Déguerpissez de ma cuisine !