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Sur la table de Magnier, Blake remarqua aussitôt le livre. La couverture était maladroitement refaite avec du papier épais de couleur crème et le titre avait été écrit à la main au marqueur. Andrew s’empara de l’ouvrage.

Youpla par Jack London ? s’étonna-t-il.

— Ben oui, je me suis dit que ça parlerait plus au petit que « Croc-Blanc ». Il adore Youpla. Et le fait est qu’il accroche vraiment. J’en suis déjà à la moitié. Maintenant, il voit mon clebs comme un héros.

— Si tu lui racontes la vie de Sissi impératrice, évite de te donner le premier rôle…

— Mais je change rien à l’histoire, je remplace juste le nom de l’animal par Youpla.

— Je ne sais pas ce que Jack London en aurait pensé… Mais après tout, pourquoi pas. Youpla apporte quelque chose de plus festif qui doit produire son petit effet dans les scènes dramatiques. C’est étrange, mais « Youpla sauta à la gorge du loup », ça fait tout de suite moins peur…

— Tu peux toujours te moquer, mais dès le premier chapitre, Yanis a arrêté de râler.

— Je vais avoir plus de mal avec les maths… Je ne me vois pas remplacer « deux » par Pikachu et « multiplié » par Iron Man.

— Dommage, ce serait plus amusant. T’imagines ? Grosminet divisé par Scoubidou et multiplié par la petite souris !

— En parlant de petite souris, ne mentionne même pas l’animal devant Odile, c’est la crise cardiaque assurée et tu te retrouveras banni comme aux pires heures.

— Juste pour un mot ? Mais comment faisait-elle quand elle perdait une dent ?

— Je ne vois pas le rapport.

— Quand t’étais jeunot, et que tu perdais une dent de lait, chez toi, on ne la mettait pas sous l’oreiller pour que la petite souris la prenne et te laisse une pièce à la place ?

— Chez nous, c’est la fée des dents qui s’occupe de ça.

— C’est pourri.

— Pourquoi une fée ferait-elle moins bien qu’un rongeur ? Nous, on ne tient pas à ce que des vecteurs de maladies infectieuses rampent sous l’oreiller de nos enfants pendant qu’ils dorment.

— Parce que vous y croyez sérieusement, vous, à la petite fée qui volette comme une gourde la nuit pour ramasser les chicots ? Vous en avez déjà vu beaucoup, avec leurs petites ailes et leur sourire niais ? N’oubliez pas de lui laisser la fenêtre de la chambre ouverte, à votre fée des dentiers, sinon vous allez la retrouver éclatée sur le carreau.

— En attendant, ta petite souris a dû laisser des crottes, la peste ou le choléra sous l’oreiller d’Odile, parce qu’elle est en état de choc dès qu’elle en voit une.

Magnier prenait la discussion très au sérieux et Blake ne pouvait pas s’empêcher d’en jouer. Le régisseur n’avait plus aucun recul sur ses propos.

— Parce que bien sûr, vos fées ne font jamais caca…

— Pas sous l’oreiller des enfants, ou alors de ceux qui sont très méchants.

Magnier fit la moue, comme un écolier furieux de ne pas avoir le dernier mot. Il ronchonna :

— Pour Odile, je sais comment la désensibiliser.

— N’y pense même pas.

Blake reposa le livre et demanda :

— Sais-tu où je pourrais emprunter une voiture ?

— Pour quoi faire ?

— Je vais devoir aller en ville et cela nous permettrait aussi de soulager Yanis des charges les plus lourdes.

— J’en ai une.

Blake haussa les sourcils.

— Tu as une voiture et tu laisses le gamin charrier des kilos à travers les bois ?

— La voiture est à moi mais je n’ai pas le permis.

— Où est-elle ?

— Dans l’ancienne grange. Mais je ne sais pas si elle marche encore.

Il ouvrit le tiroir de son buffet et se mit à fouiller.

— Les clefs doivent être par là. M. François me l’avait donnée quelque temps avant sa mort. Il était décidé à me faire passer mon permis mais on n’a pas eu le temps. Depuis, la voiture n’a pas bougé.

— Tu t’y connais en mécanique ?

— Les motoculteurs, les tondeuses, un peu. Les machines-outils et les tronçonneuses aussi, mais les voitures…

— On ira y jeter un œil, tu veux bien ?

— Tiens, voilà déjà les clefs…

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