20

Une fois passée la haie, Magnier ouvrit la barrière de bois et invita Blake à entrer. Andrew fut aussitôt saisi par le charme de cette partie isolée du jardin.

— C’est magnifique, souffla-t-il.

— Huit cents rosiers, vingt-deux variétés, je les ai tous plantés moi-même et je les soigne. En cette saison, il ne reste que les dernières fleurs, mais vous devriez voir le spectacle en été. Avancez dans les allées et respirez. Le parfum est plus puissant lorsque le soleil donne mais même un jour comme aujourd’hui, c’est une expérience.

Blake s’aventura entre les massifs constellés de fleurs. Du blanc au rouge le plus intense en passant par toutes les nuances, les roses se mélangeaient dans un tourbillon de couleurs — crème, orange, carmin, vermillon… Andrew marchait en respirant à pleins poumons, captant les fragrances au gré des souffles d’air, se dirigeant dans les effluves comme s’il découvrait un monde. En quelques mètres, il se transporta au-delà de la réalité du lieu. Les parfums étaient comme des fées malicieuses qui voletaient autour de lui, chatouillant ses narines, offrant d’autres sensations. Andrew ferma les yeux et songea qu’il devait absolument revenir ici avec Diane…

— Tout au fond, je me suis installé un banc, expliqua Magnier.

La voix du régisseur ramena Blake à la réalité.

— C’est splendide, commenta-t-il, pensif.

— Vraiment content que quelqu’un s’en rende compte parce que moi, à force, je ne remarque plus.

— Madame n’y vient jamais ?

— Pas depuis la mort de M. François. C’est lui qui m’avait demandé de créer cette roseraie pour elle.

— Vous avez connu M. Beauvillier ?

— C’est même lui qui m’a embauché ! Une drôle d’histoire. Un lundi, il y a maintenant plus de quinze ans, je me suis fait licencier de l’usine où je travaillais comme tourneur-fraiseur. Viré du jour au lendemain comme un malpropre avec tout l’atelier de métallurgie, sous prétexte que nous n’étions plus rentables. Ils avaient décidé de délocaliser en Pologne. Je me retrouvais sans rien. Plus de quoi payer mon loyer. Pas un sou de côté. Pas de boulot dans la région. Une vraie catastrophe. Ce fut un tel choc que j’ai décidé de ne rien dire à ma mère, qui à l’époque était encore vivante. Paix à son âme. Le lendemain, comme tous les mardis, j’étais à vélo pour aller lui rendre visite quand j’ai remarqué une grosse bagnole qui arrivait en sens inverse en roulant bizarrement. D’abord des zigzags, puis tout à coup une embardée qui l’a précipitée contre un gros marronnier ! Le choc a été terrible. Ça a fait un bruit du diable. J’ai cru que le bonhomme était mort sur le coup. J’ai laissé tomber le vélo et j’ai couru pour aller voir. Le moteur commençait à brûler. À travers le pare-brise éclaté, j’ai aperçu le type bouger un bras. Je ne sais pas pourquoi, j’y suis allé sans me poser de question. J’ai sorti le pauvre bougre comme je pouvais, je l’ai traîné plus loin et je l’ai l’adossé contre un arbre. C’est là que la voiture a explosé. C’était M. Beauvillier qui avait fait un malaise. Après deux mois d’hôpital, il m’a cherché, retrouvé et quand je lui ai raconté ce qui m’arrivait, il m’a proposé de travailler pour lui. Je peux vous dire que les années qui ont suivi resteront les plus belles de ma vie. J’avais l’impression d’avoir une deuxième famille. Hugo, leur fils, venait d’achever ses études et allait partir en Afrique du Sud. Je ne l’ai pas connu longtemps mais c’était un jeune homme sympathique. On rigolait. Madame et Monsieur s’entendaient très bien. Je m’occupais de tout pour eux. C’est à cette époque qu’on a redessiné ensemble les jardins. Monsieur m’a permis de retaper la petite maison que j’habite depuis. Il a payé tous les matériaux. C’était un type bien, M. François. Malheureusement, la maladie ne fait pas la différence entre les types bien et les crapules, et il est mort avant son tour. Quand j’y pense, le matin même de sa dernière hospitalisation, on discutait encore sur le perron du manoir. Il parlait de travaux, et puis il est parti le soir pour ne plus jamais rentrer chez lui. C’était la dernière fois qu’on se parlait comme ça, et on ne le savait pas.

Arrivé au bout de l’allée, Magnier désigna le banc. Il était installé sur un monticule de terre gazonné pour offrir une vue d’ensemble sur la mer de fleurs.

— On s’assoit un peu, vous voulez bien ?

Andrew prit place.

— Mme Beauvillier sait que vous continuez à entretenir la roseraie ?

— Elle n’en parle jamais mais elle s’en doute forcément. Elle épluche suffisamment les factures pour y lire que j’achète de l’engrais spécial rosiers par sacs entiers. Quand je pense qu’elle pinaille là-dessus alors qu’elle confie son argent à des brigands !

— Que voulez-vous dire ?

Magnier releva les yeux. Comme un gamin qui se serait fait prendre à trop parler, il chercha une issue.

— J’aurais pas dû dire ça. Après tout, ce ne sont pas mes affaires.

Andrew n’insista pas. Il eut un mouvement de la tête vers les roses.

— Finalement, vous seul profitez du parc.

— Effectivement, avec Youpla, et vous maintenant !

— Odile ne s’y promène jamais ?

— Je parie qu’elle aimerait bien, mais elle aurait l’impression d’être un peu chez moi et elle ne veut pas me faire ce plaisir… Un autre jour, si vous voulez, je vous emmènerai au fond du domaine. On y trouve d’excellents coins à champignons. C’est un peu loin, mais vous verrez, ça vaut la peine, c’est très beau. On a une vue imprenable sur la vallée, jusqu’à la ville.

— Comme de la colline, là-haut ?

— Exact… mais comment savez-vous qu’on voit la ville de là-haut ?

— J’imagine… Le domaine est vraiment grand.

— Il l’était encore plus quand M. François était de ce monde. Madame a vendu des terres pour se renflouer, presque un quart quand même, à des promoteurs. Il leur manque encore la surface associée au droit de passage pour faire la route qui conduirait au lotissement qu’ils veulent construire. Alors ils harcèlent Madame pour qu’elle leur vende encore du terrain. Pour le moment, elle résiste.

— Elle a toujours été comme ça, Mme Beauvillier ?

— Comme quoi ?

— Toujours recluse, discrète, et en même temps…

Il fit un geste vague, laissant Magnier répondre.

— Du temps de M. François, elle était gaie, rieuse. Lui l’appelait sans arrêt parce qu’il ne pouvait pas se passer d’elle. « Nalie ! Nalie ! » On entendait ça partout dans le manoir. C’était son diminutif pour Nathalie. Des jeunes mariés pendant quarante ans. Pour Pâques et le nouvel an, ils m’invitaient à leur table. La dernière année, ils ont même convié ma mère. Je lui avais acheté une robe exprès. C’était bien. Après la mort de Monsieur, plus rien n’a jamais été pareil. Madame s’est enfermée, de plus en plus. Je n’ai plus jamais entendu quelqu’un l’appeler par son prénom.

Magnier regarda le ciel et ajouta :

— Vous ne croyez pas qu’on devrait aller voir cette histoire d’interphone au portail avant de se prendre l’averse ?

— Très juste. Mais j’ai mal aux jambes. Je n’ai plus l’habitude de marcher autant.

— Il n’y avait pas beaucoup de terres là où vous travailliez avant ?

— Non, très peu. C’était petit. Tout était petit d’ailleurs.

Les deux hommes quittèrent la roseraie.

— Vous savez, monsieur Blake, je suis bien content que vous soyez embauché ici.

— Je ne suis qu’en période d’essai.

— Elle serait bien bête de ne pas vous garder.

— C’est gentil.

— Si vous me permettez, je voudrais vous faire une remarque sur l’Angleterre…

— Sauf s’il s’agit de vous restituer la Tour de Londres, je vous en prie…

— Dans la langue française, nous avons un truc que vous n’avez pas : c’est le tutoiement. C’est très pratique. Les gens que vous n’aimez pas trop, vous leur dites « vous » et ça reste poli. Par contre, ceux que vous aimez bien, votre famille, vos amis, vous pouvez leur dire « tu ». C’est comme un petit cadeau, un signe distinctif qui montre votre proximité.

— Et à partir de 18 heures, vous pouvez leur dire bonsoir… Si vous le permettez, j’ai moi aussi une remarque à faire sur votre pays.

— Je vous écoute.

— J’ai toujours trouvé surprenant que dans votre démocratie, dont même la devise donne tant d’importance à l’égalité, il existe cette distinction, cette sélection, alors que dans notre monarchie qui se veut si précisément hiérarchisée, on ne fait aucune différence, que l’on s’adresse au roi ou à un enfant.

Magnier fit la moue.

— N’empêche que si vous étiez si forts que ça, votre devise ne serait pas en français.

Andrew éclata de rire.

— Un point pour vous, citoyen Magnier !

— En fait, ce que je voulais dire, c’est qu’on pourrait peut-être se dire « tu »…

Why not, cher Philippe…

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