Au loin, dans le parc enneigé, le quatuor s’était scindé. Madame et Odile avaient pris la direction du manoir tandis que les deux hommes revenaient à leur voiture en riant. Ils approchaient de la grille quand Blake et Magnier firent irruption de derrière un massif de thuyas. Le régisseur tenait ostensiblement son fusil et agitait la laisse pour animer Youpla, qui avait ainsi l’air de vouloir bondir alors que la pauvre bête n’était que secouée.
— Bonjour, messieurs, lança Blake d’une voix grave.
Surpris, les deux hommes marquèrent le pas.
— Nous étions en rendez-vous avec la propriétaire, Mme Beauvillier. Vous êtes les gardes-chasses ?
— On peut voir ça comme ça.
L’un des deux agents immobiliers désigna la luxueuse berline garée à l’extérieur du portail.
— Désolés si on vous a gênés, on s’en va tout de suite.
Il chercha à ouvrir la petite grille, mais elle était verrouillée. Il recula d’un pas. Blake passa à l’offensive.
— Si Mme Beauvillier vous a signé des papiers, je vais vous demander de me les remettre.
Les deux hommes se regardèrent, amusés autant que déconcertés.
— Cela ne vous concerne pas, répondit le plus âgé avec un air méprisant. Bonne journée.
— Je vous le redis, messieurs, si Madame vous a signé des documents, merci de me les donner. Personne ne sortira d’ici avant.
Magnier agita un peu plus Youpla et fit cliqueter la gâchette de son arme.
— C’est une menace ? demanda l’un des commerciaux.
— C’est une promesse, répliqua Andrew.
Le plus âgé se mit à rire. Le plus jeune commençait à se poser des questions.
— On ne sait même pas qui vous êtes, lança-t-il. Si vous ne voulez pas de problème, je vous conseille de nous laisser partir sans histoire.
— Vous n’avez pas compris, rétorqua Blake. C’est vous qui allez avoir des problèmes si vous ne me donnez pas ce que je demande. Remettez-moi les documents et vous pourrez partir d’ici tranquilles, libres d’aller faire vos petites affaires ailleurs.
— Nos « petites affaires » ne regardent que nous. Laissez-nous passer ou on porte plainte en plus de vous faire virer.
Les deux agents immobiliers n’étaient pas décidés à se laisser impressionner. Étant donné l’accord qu’ils avaient sans doute arraché, il y avait de quoi.
— Assez rigolé, vous ouvrez cette grille maintenant.
Blake s’avança lentement.
— Nous connaissons parfaitement vos méthodes, fit-il en fixant le plus âgé droit dans les yeux. Nous ne vous laisserons pas abuser de la faiblesse de Madame.
L’homme adressa une tape complice à son jeune collègue.
— T’as vu, le garde-chasse est aussi un espion international. Normal, il a l’accent anglais.
Il se tourna ensuite vers Blake et ajouta, goguenard :
— Laisse-moi te dire un truc : la propriétaire a signé et, que ça te plaise ou non, ce qu’elle nous a vendu est désormais notre propriété. Il va falloir t’y faire, mon pote. Tu poseras tes collets dans une autre forêt. Sans rancune.
À son tour, Magnier fit un pas en avant. Youpla avait dû sentir l’ambiance évoluer parce qu’il regardait désormais les deux visiteurs en grognant.
Avec un sourire provocateur, le plus âgé désigna l’ouest du parc.
— Profite bien de ton paysage enneigé, camarade, parce que dès que ça dégèle, tu verras passer les pelleteuses et, dans six mois, vous aurez de nouveaux voisins.
— Vous êtes contents de votre coup, gronda Blake. Vous avez fait l’affaire du siècle.
— On ne se plaint pas, répondit l’autre en rigolant.
— Votre métier, c’est arnaquer ceux à qui vous achetez pour ensuite arnaquer ceux à qui vous vendez.
— Rien ne m’oblige à discuter avec toi. Ouvre cette saleté de grille.
— À quoi servez-vous ? À qui êtes-vous utiles ?
— Je ne philosophe pas avec le petit personnel, surtout quand il est mauvais perdant…
Avant même que les commerciaux aient pu essayer d’ouvrir la grille, Blake arracha le fusil des mains de Magnier et le planta sous la gorge du plus vieux.
— Donne-moi ce contrat maintenant, espèce d’orifice d’anus !
Magnier intervint :
— Andrew, calme-toi, il est chargé. Et puis en français, on dit plutôt « trou du cul ». Orifice d’anus, c’est trop technique. Mais au fait, c’est moi qui étais censé jouer le mauvais flic…
L’agent immobilier ne bougeait plus. Il soutenait le regard de Blake et lui souffla :
— Tu te crois au Far West, pauvre plouc ? Ça va te coûter tout ce que t’as.
Avec une surprenante rapidité, Blake arma le fusil et tira un coup vers la voiture. Les vitres volèrent en éclats et les portières furent criblées d’impacts. La détonation résonna aux alentours, roulant dans les collines.
— Tu crois que tuer un parasite dans ton genre me pose un problème ? Réfléchis bien. Pourquoi limiter la libre entreprise à ce qui vous arrange ? Je t’en colle une et après je découpe ton corps en petits losanges que je donne à manger au chien… Regarde ta bagnole, pauvre crétin, c’est à ça que ta tête de rat va ressembler si tu ne me donnes pas ce que je t’ai demandé.
Blake réarma le fusil. L’homme avala sa salive.
— Andrew, s’inquiéta Magnier, t’es tout rouge. Tu vas pas le buter au moins ? Remarque, je connais un endroit où on peut enterrer les corps. Même leurs pelleteuses ne les retrouveraient pas.
Le plus jeune paniqua d’un coup et prit la fuite à travers l’étendue enneigée, abandonnant son collègue et la sacoche.
— On peut discuter…, tenta l’homme à la voix déformée par le canon qui lui défonçait la mâchoire.
— Tu espères m’acheter ?
— Combien tu veux ?
— Tout le contrat. Ensuite tu disparais.
Magnier intervint :
— Il veut dire que tu aboules les papelards fissa et après tu te casses, pauvre bouffon.
— Et si tu racontes quoi que ce soit à Mme Beauvillier, je te jure que je te retrouve et que tu me le paieras, c’est compris ?
Magnier était tout excité.
— Il veut dire que si tu baves quoi que ce soit à la patronne, on te retrouve et on te crève, capisce ?
Cette fois, l’homme avait vraiment peur.
— Vous êtes complètement cramé, chevrota-t-il. C’est pas une négociation, c’est du vol.
— Venant d’un spécialiste, c’est un très beau compliment. Merci. Donne-moi les contrats. Sinon, ta tête aura un toit ouvrant comme la voiture de sport que tu rêves sûrement d’avoir.
L’homme jeta la sacoche dans la neige. Magnier la ramassa aussitôt et l’ouvrit. Prudent, Blake fouilla le type.
— Vous permettez ?
Le commercial leva les mains.
— J’ai la promesse de vente, triompha Magnier. Et un contrat de cession. Bingo ! Tu avais raison !
Blake baissa son fusil.
— Va dire à ton courageux complice que ce genre d’arme n’a que deux cartouches. Mais il ne sait peut-être pas compter jusqu’à deux. Tu serais mort, pas lui.
Lorsque la voiture des agents immobiliers démarra en trombe, Magnier et Blake leur adressèrent un petit signe de la main, comme s’ils disaient au revoir à des amis.
— Je crois qu’il s’est fait dessus, commenta Philippe. À un moment, j’ai bien cru que tu allais vraiment lui exploser la tête.
— Il me donnait ces papiers ou je les prenais sur son cadavre. Pas un mot à Madame et rappelle-toi : si la police débarque, on nie en bloc.
Les deux hommes s’engagèrent sur le chemin du retour. La neige étouffait le bruit de leurs pas. Le temps était calme, comme si l’hiver se tenait tranquille pour ne pas gêner les derniers préparatifs de Noël. Les flocons n’allaient sans doute pas tarder à tomber à nouveau.
— Philippe ?
— Oui.
— Qu’est-ce que ça veut dire, « complètement cramé » ?