Chaque fois qu’Andrew Blake franchissait les portes du Browning, un restaurant de Saint James, il éprouvait la satisfaction rare de se retrouver dans un lieu qui n’avait pas changé depuis sa jeunesse. Les mêmes portes épaisses ajourées de carreaux biseautés, les barres de cuivre astiquées, le salut courtois du maître d’hôtel — Terrence, depuis huit ans déjà —, le tout dans un décor de velours rouge rubis et de boiseries, classique, immuable. C’est là que, deux fois par mois, il déjeunait avec Richard Ward. Cette fois, pourtant, Andrew avait souhaité le voir sans attendre les traditionnels quinze jours.
À l’âge où les hommes multiplient les amis générationnels dans des clubs plus ou moins vains ou farfelus, Andrew s’offrait le luxe d’avoir encore un vrai copain d’école.
Terrence l’accueillit et annonça :
— Monsieur Ward est arrivé. Je vous conduis à votre table.
Le fait était assez rare pour qu’Andrew s’en étonne. Il suivit le maître d’hôtel, qui se faufila entre les clients déjà attablés. Andrew avançait en prenant garde de ne rien accrocher. Il lui sembla que les allées étaient moins larges qu’autrefois. Ou était-ce lui qui avait plus de mal à se diriger ?
Le Browning avait la particularité d’être agencé autour d’une vaste salle centrale bordée de petites alcôves qui permettaient de déjeuner tranquillement sans être coupé de l’ambiance. C’est dans l’une d’elles que son comparse l’attendait.
Les deux hommes se donnèrent l’accolade.
— Alors ? demanda Blake. Cette soirée ?
— Sur la scène, j’ai eu l’impression de faire ton éloge funèbre, et ça m’a fait drôle. Tu aurais quand même pu venir…
— Mon éloge funèbre ? N’y compte pas trop. Si les meilleurs partent les premiers, je risque de rester bon dernier…
— Tu as ta tête des grands jours, commenta Ward, mais je suis content de te voir.
Ils s’installèrent.
— Comment va Melissa ? demanda Blake en ouvrant le menu.
— Elle est à New York avec je ne sais plus quelle amie. Elles écument les galeries en espérant dénicher des œuvres pour décorer une maison de campagne. Tant que ce n’est pas la nôtre… De toute façon, elles ne vont encore rien trouver, sauf des chaussures qu’elles ne mettront pas plus d’une fois. Que me vaut le plaisir de te voir si vite ? La science t’aurait-elle rattrapé ? Tu as enfin eu rendez-vous avec le toubib qui t’a annoncé les mêmes mauvaises nouvelles qu’à nous tous ? Bienvenue au club, camarade !
Blake ne réagit pas. Ward se pencha vers lui avec un sourire malicieux.
— Ne me dis pas que tu as vu un proctologue. Ce serait trop beau ! J’ai parié une bouteille avec Sommers que ça t’arriverait avant la fin de l’année…
Blake releva soudain les yeux et fixa son ami.
— Richard, j’ai pris ma décision.
Ward prit le temps de digérer l’information.
— Tu en as parlé à Sarah ?
— Ma fille vit à 10 000 kilomètres, et le seul homme qui compte désormais pour elle, c’est son ingénieur de mari. Logique. Elle se moque de ce qui m’arrive.
— Pourtant, lorsque je l’ai vue le mois dernier, elle s’inquiétait à ton sujet. Je ne suis que son parrain et, paradoxalement, je la vois plus souvent que son propre père…
Blake détourna les yeux et se concentra sur la carte. Ward accepta tacitement de changer de sujet.
— Ne te fatigue pas à choisir, fit-il, j’ai déjà commandé.
— Pourquoi ?
— Parce que tu hésites toujours trois heures avant de prendre la même chose que moi. Je me suis dit qu’on pouvait gagner du temps.
Andrew ne parut pas plus choqué que cela. Il regarda à nouveau son complice, mais avec une inquiétude perceptible.
— As-tu réussi à te débrouiller pour ce que je t’ai demandé ?
Ward répondit en haussant volontairement la voix :
— Te refaire le visage et le corps pour que tu ressembles à Marilyn ne va pas être évident. Même avec des implants mammaires, tu risques quand même d’avoir l’allure de sa statue de cire après l’incendie…
Dans la salle, quelques messieurs tournèrent la tête vers eux.
— Richard, insista Blake, je suis sérieux.
— Je sais. C’est bien ce qui me désole. Évidemment que j’ai trouvé. Mais je ne suis pas convaincu que ce soit une bonne idée. Prendre tes distances vis-à-vis du travail, pourquoi pas, mais retourner en France…
— J’en ai envie. C’est même la seule chose qui me tente encore un peu.
— Soit, mais tu pourrais t’y prendre autrement. Tu devrais réfléchir.
— Tu es le deuxième à me conseiller de réfléchir depuis hier. Vous allez finir par me faire croire que je deviens sénile.
— Va passer la fin de l’été chez Sarah, elle est très bien installée. Elle a une chambre d’amis.
— Je ne suis pas un ami.
— Andrew, comment te dire… Retourner en France…
Richard hésita avant d’oser se lancer.
— Pardonne-moi d’être franc, mais revenir vers tes souvenirs ne ressuscitera pas Diane.
— J’en suis conscient, crois-moi. Chaque jour.
— Alors pourquoi ?
— Ici, je ne me sens plus à ma place. Je me demande même pourquoi je vais au travail. Je ne fais que ressasser, regretter. J’en suis arrivé à un tel point que tous les soirs, en me couchant, je me demande pourquoi j’existe encore.
— Il nous arrive à tous d’en avoir marre. Chacun connaît tôt ou tard ce genre de période. Et puis ça passe. Mets-toi au golf. Viens nous voir. Melissa se plaint de ne jamais te recevoir. Elle s’est prise de passion pour la cuisine italienne, elle serait ravie de t’avoir pour cobaye… Change-toi les idées et ça ira mieux. Ce n’est pas la première fois que tu déprimes.
— Cette fois, c’est différent.
— Alors quoi ? Tout ce que tu as trouvé pour surmonter ta crise, c’est cette idée saugrenue ? Ceci dit, cela ne me surprend pas de toi. Je me souviens que déjà, après nos études, tu voulais tout quitter. Tu te rappelles ? Tu as acheté un voilier pour te rendre compte que tu avais le mal de mer et que ça ne se conduisait pas comme un pédalo. Le Seamaster — quel nom prétentieux quand j’y pense — doit encore être au fond de la rade de Portsmouth, dont tu n’as même pas réussi à sortir…
Richard se mit à rire en se remémorant le désastre, mais rapidement ramené au sérieux par la mine de Blake, il demanda :
— Qu’est-ce que tu espères trouver là-bas ? Tu sais, là où je t’ai déniché une place, ils ne savent rien. J’ai respecté ton secret. Pour eux, ce n’est pas un jeu.
— Je m’en doute.
— Mon pauvre vieux, tu me fais de la peine. Tu devrais sortir, rencontrer du monde et ne pas chercher à fuir. Tu as la chance d’être en bonne santé à l’âge où beaucoup multiplient les séjours à l’hôpital et appellent leur ostéopathe — voire leur chirurgien — par leur prénom…
— Tu n’as aucune idée de ce que je ressens.
— Ne me sers pas le coup de l’ancêtre. Je te rappelle que nous n’avons que quatre mois d’écart…
— Melissa est encore à tes côtés. Moi, je suis seul. Hormis toi, je n’ai plus de proches. Sarah est loin, elle a sa vie. Je n’existe plus pour personne.
— Arrête. De toute façon, ce projet de retour en France est un plan foireux. Et j’ignore par quel miracle je m’y retrouve associé une fois de plus. Comment ça va finir cette fois ? À qui vais-je devoir présenter mes excuses ? Le premier coup, on n’avait même pas douze ans. Tu m’avais convaincu de me planquer avec toi dans le container à ordures pour faire peur à la vieille Morrison.
— Quelle sorcière, celle-là ! Il fallait bien réagir, cette vieille garce crevait tous les ballons qui tombaient dans son jardin ! Elle n’a même pas eu pitié de celui tout neuf, en cuir, que Matt avait reçu pour son anniversaire. Elle terrifiait tous les mômes du quartier.
— Il est vrai que personne n’a pleuré lorsqu’on l’a retrouvée la nuque brisée au bas de son escalier.
— Je suis certain que c’est un complot des ballons. Ils se sont vengés, ils l’ont fait tomber !
— Les ballons ne se sont pas dégonflés ! ricana Ward.
— Ils pourraient avouer maintenant, il y a prescription ! renchérit Blake. Mais je n’arrive pas à me souvenir de la trouille qu’on lui a fichue…
— Et pour cause, espèce d’abruti ! Le camion de ramassage est passé avant elle ! On a failli finir broyés dans la benne à ordures.
Blake revit tout à coup la scène et s’illumina.
— C’est vrai ! J’avais oublié !
— Heureusement, on est toujours là pour en rire !
Les deux hommes s’esclaffèrent ensemble. Mais l’humeur de Blake redevint vite sombre.
— Tout ça, c’est le passé, lâcha-t-il.
— C’est notre histoire, Andrew. Cesse de tout voir comme si tu n’avais plus rien à espérer. Là où tu prétends aller, la vie n’est pas simple non plus. La propriétaire est veuve et je ne veux pas que tu lui files le bourdon plus qu’elle ne l’a déjà. Alors puisque tu t’entêtes dans ce projet délirant, promets-moi d’être exemplaire et de jouer le jeu sérieusement.
— Comment peux-tu en douter ?
— Venant du type qui a essayé de se déguiser en sa propre mère pour aller excuser « son fils » chez le proviseur, je m’attends au pire…