En début de soirée, Nathalie commençait vraiment à s’inquiéter. Les Ward avaient plus d’une heure de retard et, avec la neige qui s’était remise à tomber, elle redoutait qu’ils n’aient des difficultés sur la route. Dans la bibliothèque, Hakim, Manon et Justin écoutaient de la musique. La pièce résonnait d’accords pop, passant du disco au groove au rythme des standards. Les jeunes gens se délectaient de tubes et d’artistes qu’ils connaissaient parfaitement malgré le décalage générationnel. Dans le couloir du premier étage, éclatant régulièrement de rire ensemble, Philippe, Yanis et sa sœur s’amusaient avec la ménagerie. On pouvait d’ailleurs se demander lesquels se jouaient des autres étant donné les tours que leur réservaient les chats… À l’office, la maman de Yanis et Odile discutaient. Bien que de cultures différentes, elles s’aperçurent très vite qu’elles partageaient la même conception de la cuisine, y voyant un aspect social et affectif qui dépassait de loin la simple valeur gustative ou nutritionnelle des recettes. Chacune confiait ses trucs à l’autre. Toute la maison vivait. Si des extraterrestres étaient arrivés du fond de l’univers pour étudier notre espèce, le manoir aurait été l’endroit idéal pour leur faire découvrir en une seule fois tout ce que nous pouvons être : affamés — aussi bien de nourriture que d’émotions —, souvent joueurs, parfois stupides, mais trouvant notre vraie valeur lorsque nous sommes ensemble. Même étrangers, les humains qui partagent ne font qu’un et sont superbes.
Lorsque la lumière des phares illumina le salon, Nathalie soupira de soulagement. Blake se leva du canapé avant elle.
— Me permettez-vous d’aller leur ouvrir ?
— Vous n’êtes plus obligé de faire semblant d’être majordome.
— Il n’y a que vous et moi pour le savoir…
Avec une précision toute professionnelle, Blake arriva au pied du perron au moment où la berline aux vitres teintées des Ward s’immobilisait. D’un geste élégant, il ouvrit la portière de Melissa.
— Bonsoir, Andrew. Joyeux Noël.
Incapable de savoir si elle pouvait lui faire la bise ou pas, elle tenta de vérifier si quelqu’un les observait. Blake restant sur sa réserve, elle se comporta comme une invitée.
— Dépêche-toi de parler à Nathalie, lui souffla-t-elle. Ça devient intenable…
— J’y travaille.
Ward sortit à son tour.
— Bien le bonsoir, mon brave ! lança-t-il, jovial. Nous avons des paquets dans le coffre, je compte sur vous pour vous en charger sans rien casser.
De toutes ses forces, Blake tira la belle boule de neige qu’il cachait derrière son dos. Elle explosa sur le costume hors de prix de Richard.
— Espèce de hooligan ! protesta l’invité.
— Drop dead avec tes paquets, exploiteur capitaliste ! Tu ne t’attendais pas à celle-là, pas vrai ?
Melissa éclata de rire et enlaça Andrew.
— Tu lui as donc parlé. Comment ça s’est passé ?
— Si on fait abstraction du fait que je me débrouille comme un ado qui ne comprend rien aux femmes, on peut considérer que je n’ai encore rien raté.
— Excellente nouvelle.
La portière arrière de la voiture s’ouvrit et Blake eut la surprise d’en voir descendre David. Pris de court, Andrew mit quelques instants à reconnaître le mari de sa fille, tant il ne s’attendait pas à le voir ici. Alors qu’il réalisait ce que cela impliquait, l’autre portière s’ouvrit et le visage de Sarah apparut. Ward ricana :
— Et toi, tu t’attendais à celle-là ?
Blake se mit à trembler, mais pas de froid. Emmitouflée dans un long manteau prune, Sarah avait l’élégance de sa mère. Elle se présenta devant lui.
— Je me suis dit que ça te ferait plaisir de nous voir…
Andrew s’avança. Même devenue femme, Sarah avait gardé cette délicieuse façon de se mordre la lèvre qui le faisait fondre lorsqu’elle était toute petite. Pour la première fois depuis longtemps, Blake prit dans ses bras autre chose qu’une peluche ou un chien. Il resta contre elle un moment, puis saisit David par l’épaule et l’attira avec eux.
À la porte, tout le monde regardait, certains sans comprendre, d’autres en comprenant parfaitement ce qui se jouait devant eux.
— Il embrasse tous vos invités comme ça ? demanda Justin à Madame. C’est quand même spécial…
Depuis des semaines, Blake rêvait de cet instant. Il l’espérait, il l’attendait. Des nuits entières, il avait tenté de l’imaginer, cherchant ce que devraient être ses premiers mots lors de ces retrouvailles.
— Tu vas rester un peu ? demanda-t-il.
Il n’avait jamais envisagé de dire cela. Mais à présent qu’il tenait sa petite dans ses bras, il ne voulait plus la sentir s’éloigner.
— En fait, David et moi avons décidé de revenir en Europe. Trop de choses nous manquent. On hésite encore sur le pays, mais nous avons le choix. Ce ne sont pas les failles sismiques qui manquent…
Philippe fit irruption sur le perron.
— Quelqu’un peut venir nous aider ? Un chaton s’est coincé derrière le buffet du premier. Il n’a pas l’air bien…
Cette soirée commença donc par un déménagement. Les hommes retroussèrent leurs manches pour soulever l’énorme meuble pendant que les femmes réconfortaient chats, chien et la petite sœur de Yanis qui avait peur que le « minou » ne meure. Lorsque Odile réussit enfin à attraper le petit rescapé, une clameur de joie monta dans tout le manoir, provoquant la panique de tous les animaux qui détalèrent.
Ce n’est qu’ensuite que les présentations furent faites. Manon fit spontanément la bise à Sarah. Rapidement, elles se mirent à parler grossesse, ce qui n’échappa pas à Blake. Justin testa son anglais avec David. Melissa et Nathalie discutaient dans leur coin, à voix basse, en riant beaucoup. Ce soir-là, tout le monde avait quelque chose à raconter. Où qu’il soit, Andrew couvait discrètement Sarah des yeux. Sa présence après tout ce qu’il avait vécu était sans doute le plus beau cadeau qu’il ait jamais reçu.
Lorsque tout le monde fut réuni au pied du sapin, Ward commença à raconter une infime partie des bêtises que lui et Andrew avaient faites étant plus jeunes. Même Melissa et Sarah en ignoraient la plus grande part. La description de Blake, en slip, au milieu du hall de la Police Station de Bromley, avec attachée au cou une pancarte sur laquelle était écrit « Je viens de Pluton, ne me touchez pas, je suis radioactif sauf si vous êtes mignonne », eut un franc succès. Du coup, Philippe raconta quelques-unes des pires situations dans lesquelles Blake l’avait embarqué. Il oublia cependant l’épisode Helmut et Luigi.
— Toi aussi, il t’a menacé ? lui demanda Ward.
— Plus d’une fois. Il a même voulu me faire greffer des seins.
— Moi, il m’a obligé à me déguiser en fille pour aller au mariage d’un copain…
— Tu avais perdu un pari ! se défendit Andrew.
— Comme si tu avais besoin de prétextes ! ironisa Magnier. Espèce de pervers !
Puis, prenant les autres à témoin, il ajouta :
— Dès le premier soir, il a piétiné ma ciboulette.
La main sur le cœur, Ward déclara solennellement :
— Au nom de la Grande-Bretagne, je vous présente mes excuses les plus sincères. D’habitude, nous gardons les pires spécimens sur notre île, mais celui-ci a réussi à s’échapper.
L’arrivée des premiers desserts offrit une diversion salutaire. Andrew profita du fait que tout le monde se servait pour demander à Magnier :
— Tu ne m’en veux pas ?
— De quoi ?
— De t’avoir caché qui j’étais.
— À ta place, j’aurais fait pareil. De toute façon, je me fous complètement de ton passé ou de ton vrai métier. Tu peux être une marchande de poissons si ça te chante, je m’en fiche. Tout ce qui compte pour moi, c’est que tu restes vivre ici.
— Ça ne dépend pas de moi.
— Mon œil.
L’échange fut interrompu par une voix qui appelait « Papa ». Depuis combien de temps Andrew n’avait-il pas entendu cela ? Il se retourna vers Sarah.
— Oui, chérie ?
— Mme Beauvillier nous propose de rester dormir… Qu’en penses-tu ?
Blake prit les mains de sa fille et les embrassa.
— Tu as même la permission de te coucher tard. Si tu as une minute, quand tout sera plus calme, j’ai des choses à te dire.
— Moi aussi. Tu sembles tellement mieux ! Tu as rajeuni. J’aurais tant voulu t’aider, mais toi, tu ne voulais pas. Qu’est-ce qui t’a sauvé ?
— Les ennuis des autres, et l’envie de te retrouver.
Odile arriva de la cuisine en tenant à la main une poêle remplie de tranches d’ananas rôties au caramel et au rhum.
— Qui veut goûter à ma spécialité ?
Devant elle, Magnier se figea. Il blêmit comme s’il avait vu un fantôme, ou plutôt comme si un certain fantôme avait brusquement reconnu quelqu’un… Une rafale d’images déferla dans son esprit. Son cauchemar prenait vie. Il se revoyait voler dans les nuages, nimbé de blanc. Et tout à coup, Odile le frappait au front avec cette même poêle…
Philippe porta la main à sa tête.
— Mon Dieu ! C’est toi qui m’as assommé la nuit d’Halloween…
Toutes les conversations s’interrompirent. La mine décomposée d’Odile valait mieux qu’un aveu.
— Je voulais seulement protéger les petits… Pardon.
— C’est vrai, intervint Blake. Tu avais disjoncté. Demande à Yanis ! Il fallait bien faire quelque chose.
Tout le monde était suspendu à la réaction de Philippe. Il s’approcha de la cuisinière et lui retira délicatement la poêle des mains.
— Ne t’avise plus jamais de me frapper, lui dit-il, sinon, je te promets que je demande à mon copain Helmut de venir me venger. Tu verras, il est terrifiant avec sa tête de hareng.
— Qui traites-tu de hareng ?
— Qui est Helmut ? demanda Madame.
Sarah glissa à son père :
— Dis donc, vous ne vous ennuyez pas ici. C’est vrai qu’ils sont bizarres, les Français. Ça donnerait presque envie de rester…
Cette nuit-là, à défaut de croire au père Noël, tous croyaient en la vie. Ils vivaient, savourant ces instants comme s’ils devaient être les derniers, comme s’ils étaient les premiers.