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Malgré la pluie qui s’était mise à tomber, les flammes des torches résistaient bien. Au manoir, tout le monde était sur le pied de guerre. Avec une demi-heure de retard, les phares de la voiture annoncèrent l’arrivée des invités.

— Manon, monte avertir Madame qu’ils sont là. Préviens aussi Odile.

Le véhicule remonta l’allée de gravier au pas puis contourna le bosquet de châtaigniers dans une élégante courbe pour venir s’immobiliser au pied du perron. Blake attendait au sommet des marches, un parapluie à la main. Il descendit ouvrir la portière côté passager, en protégeant la silhouette féminine de la pluie.

— Bonsoir, madame. Bienvenue au Domaine de Beauvillier.

Lorsqu’il posa les yeux sur la femme, il crut d’abord à une hallucination.

— Melissa ?

— Bonsoir, Andrew. Désolée de ne pas te faire la bise, mais nous ne sommes pas censés nous connaître. Tu as l’air en forme.

Blake tituba. Il regarda aussitôt du côté conducteur. Richard Ward descendait à son tour.

— Je n’ai pas droit au parapluie ?

— Qu’est-ce que tu fais là ?

— J’accompagne ma femme qui rend visite à sa correspondante française.

Richard récupéra un magnifique bouquet de fleurs sur la banquette arrière et se précipita pour se mettre à l’abri de la marquise.

— Tu as bonne mine, vieux frère. Ça fait plaisir.

Blake ne se remettait pas de sa surprise. Ward enchaîna :

— Si un jour, on m’avait dit que tu serais majordome à un dîner où je serais invité, je ne l’aurais pas cru. C’est certainement ce que l’on appelle la magie de la vie !

Richard s’amusait déjà de la soirée qu’il allait passer.

— Tu te rends compte de la situation ? réagit Andrew.

— Très bien, c’est d’ailleurs pourquoi je suis si content d’être là. Parce que sinon, les copines de ma femme, franchement…

Richard Ward se dirigea vers l’entrée.

— Là, normalement, tu devrais me tenir la porte, avec le petit doigt sur la couture du pantalon.

— Richard…

— Monsieur Ward. Nous ne sommes pas du même monde, répliqua-t-il en soutenant le regard de son ami qui, lui, ne riait pas du tout.

Blake, hagard, referma la porte derrière eux. Son ami retira son manteau et le tendit au majordome.

— Merci mon brave, vous êtes bien aimable.

Blake crut qu’il allait lui sauter dessus, comme la fois où Ward avait fait croire au recteur de l’université qu’Andrew avait couché avec sa fille. L’apparition de Mme Beauvillier l’arrêta net. Elle descendait les dernières marches de l’escalier, impériale, dans une somptueuse robe vert émeraude, marquée à la taille. Coiffée, maquillée, Madame était tout simplement impressionnante.

— Nathalie, quelle joie de te revoir !

— Melissa, comme je suis heureuse. Merci d’être venue jusqu’à moi.

Les deux femmes se prirent dans les bras chaleureusement.

— Tu ne dois pas te souvenir de Richard, mon époux.

Ward s’inclina pour faire un baisemain.

— C’est un plaisir.

Il lui offrit le bouquet.

— Elles sont superbes ! s’exclama Nathalie. Il ne fallait pas. Monsieur Blake, voulez-vous leur trouver un vase ?

À peine débarrassée, Madame saisit la main de son amie.

— Je suis tellement contente de vous revoir ! Les visages amis ne sont plus si nombreux. Entrez donc, faites comme chez vous.


Blake gagna l’office comme un robot. Sa tête était en ébullition. Il s’était imaginé la soirée dans les moindres détails, mais rien ne l’avait préparé à ce qu’il vivait. Facteur aggravant, il ne pouvait rien dire à personne. Il ouvrit un placard et prit machinalement un grand vase qu’il alla remplir d’eau à l’évier.

Odile avait beau s’affairer dans tous les sens, elle s’aperçut que son collègue n’était pas dans son état normal.

— Tout va bien, Andrew ?

— Je vais aller servir l’apéritif. Madame est vraiment très en beauté.

Dubitative, la cuisinière le regarda quitter la pièce avec le bouquet.


L’apéritif était servi dans le petit salon. Melissa et Nathalie n’avaient pas été longues à se plonger dans leurs souvenirs. Installées côte à côte dans le sofa, elles riaient en se remémorant leur première rencontre, chacune parlant mal la langue de l’autre. Madame semblait réellement heureuse.

Ward était installé dans un fauteuil. Chaque fois qu’il le pouvait, il faisait un clin d’œil à Blake. En lui servant son verre, le majordome lui glissa :

— Si tu continues, espèce de pervers, je porte plainte pour harcèlement.

Ward s’amusait beaucoup de voir son ami coincé dans son rôle. Il se pencha pour poser son verre sur la table basse et lui glissa :

— Tu n’as qu’à te dire qu’on est à un bal costumé où tu es le seul à être déguisé…

— Tu me le paieras.

— Demain, tout ce que tu veux, mais ce soir, je profite.

Les deux amies étaient trop absorbées pour remarquer les apartés des hommes. Ward demanda d’une voix plus forte :

— Dites-moi, mon ami, pourrais-je avoir de la glace ?

« Dans du muscat ? Pauvre rustre ! » faillit répondre Blake, mais il s’arrêta juste à temps.

— Tout de suite, monsieur…

Andrew faillit se prendre la porte en sortant et Ward se laissa voluptueusement glisser au fond de son fauteuil avec un sourire béat.

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