Pendant que Manon était occupée à faire les carreaux de l’étage, Blake lui avait emprunté son ordinateur portable et s’était connecté dans la bibliothèque. Ses recherches sur le spiritisme et l’écriture automatique l’avaient conduit vers de très nombreux sites et forums dont il avait retiré une impression qui, à son grand regret, pouvait se généraliser à beaucoup de secteurs : d’un côté des gens qui souffrent et, en face, d’autres qui en profitent. D’innombrables histoires de femmes et d’hommes brisés, désemparés face à la perte d’un enfant, d’un compagnon, d’un parent, prêts à tout pour croire que la mort ne les avait pas totalement séparés. Face à ces malheureux, leur ouvrant les bras, des cohortes d’escrocs, de baratineurs et de mystificateurs qui, avec un cynisme écœurant, inventaient tout et n’importe quoi pour tirer profit de la douleur de leurs semblables. L’argent contre ce qui n’a pas de prix. Au milieu de ce déluge, Blake remarqua cependant quelques cas d’expériences capables d’ébranler les convictions des sceptiques les plus acharnés. Mais ce n’était pas de celles-là dont on parlait le plus. Sur le Net, l’enjeu est rarement d’informer ou de soulager, il faut vendre. Une fois encore, le plus sombre de la nature humaine étouffait la sublime part de mystère qu’elle renferme encore. Pour Blake, il n’était pas question de juger ces croyances, mais quelle que soit la réalité des communications entre Madame et son défunt mari, il était certain qu’elle avait besoin d’un coup de main dans le monde des vivants.
Il ouvrit la messagerie et se mit à taper.
« Bonjour Heather,
« J’espère que vous allez bien. Je vous envoie ce message pour vous annoncer que je suis maintenant joignable par mail. Ne comptez pas sur moi pour interroger cet engin trois fois par jour et ne transmettez ces coordonnées à personne. Avez-vous eu le temps de vous renseigner sur Vandermel Immobilier ? Je vous en remercie par avance.
Avant de se lancer dans le message suivant, Blake prit un moment pour réfléchir. Son éducation lui ordonnait de ne pas l’écrire, mais son instinct lui soufflait de le faire. Étrangement, il était incapable de savoir avec certitude ce que Diane aurait décidé.
« Bonjour Hugo,
« Nous ne nous sommes jamais rencontrés et ma démarche va sans doute vous surprendre. Je me permets de vous adresser ce message parce je connais votre mère. Elle va bien. Précision importante, elle n’est absolument pas au courant de cette prise de contact et je vous serais reconnaissant de ne surtout pas lui en parler. Il m’est difficile de vous expliquer qui je suis pour le moment mais j’ai cru comprendre qu’entre vous, les rapports étaient compliqués. Il n’est pas dans mes intentions de m’immiscer dans vos relations (si votre mère savait, elle dirait que je le fais déjà et elle n’aurait pas tort !), mais le fait de savoir que vous pouvez contacter quelqu’un de son entourage vous sera peut-être utile. J’espère que vous ne vous méprendrez pas sur ma démarche. Je n’y ai aucun intérêt personnel. J’aurais simplement apprécié que quelqu’un puisse faire la même chose pour moi si j’avais été à votre place. Si vous ne répondez pas, je comprendrai et vous n’entendrez plus parler de moi.
« Bien sincèrement,
Odile attendait à l’entrée de la bibliothèque. En la découvrant qui le fixait, Blake eut un coup au cœur.
— La porte n’était pas fermée, se défendit-elle.
— Entrez, je vous en prie. Comment va Madame ?
— Elle a mangé un peu.
— Est-elle toujours furieuse après moi ?
— Elle n’en parle pas. Mais elle m’a demandé de m’occuper de tout. Elle ne veut voir personne d’autre que moi. « Jusqu’à nouvel ordre », a-t-elle pris soin de préciser.
— Je suis désolé, cela alourdit encore votre charge de travail.
— Aucune importance. Avant que vous n’arriviez, je l’ai fait pendant des années. Je me sens d’ailleurs responsable de votre dispute…
— Vous n’êtes coupable de rien. C’est moi qui ai forcé sa porte.
— Si je ne vous avais rien raconté, vous n’y seriez pas allé.
— Tôt ou tard, certainement que si. Vous n’avez vraiment aucune raison de vous en vouloir.
Blake se leva et demanda :
— Approuvez-vous ma démarche auprès de Madame ? Soyez franche.
— Jamais je n’aurais osé l’affronter comme vous l’avez fait.
— Vous ne répondez pas à la question…
Odile parut gênée.
— Si j’en avais le courage, lâcha-t-elle, je lui aurais dit la même chose. Elle fuit la vérité, elle se réfugie dans son monde… Elle devrait voir un médecin et ne plus faire confiance à ceux qui la ruinent. Mais en disant cela, j’ai l’impression de la trahir parce que, même si elle n’est pas forcément facile, Madame a toujours été bonne pour moi et je lui dois beaucoup.
— La plus grande des loyautés exige parfois une petite trahison. J’ai besoin de savoir si vous êtes à mes côtés pour tenter de la convaincre ou si je dois me risquer tout seul. Elle a menacé de me renvoyer. Elle n’hésitera pas à le faire. Mais je ne crois pas qu’elle nous chassera tous les deux.
— J’ai peur. On m’a toujours appris à ne pas me mêler des histoires personnelles des gens.
— On m’a enseigné la même chose, mais dans certains cas, laisser faire relève de la non-assistance à personne en danger.
Odile hésita un instant avant de répondre :
— Vous pouvez compter sur moi. Mais vous devez savoir que lorsque Madame hausse le ton, je perds tous mes moyens.
— Je vous parie qu’elle s’énervera d’abord sur moi.
— Si vous réussissez à la sauver de tout ce qui la menace, elle vous devra une fière chandelle.
— Je ne lui dois pas moins. Comme à vous d’ailleurs. Ici, je me sens à ma place. Et je peux vous dire que je n’ai pas éprouvé cela souvent.
Après une pause, Blake ajouta :
— Odile, puis-je vous proposer quelque chose ?
— Si vous voulez qu’on s’appelle par nos prénoms, c’est oui. De toute façon, vous le faites déjà.
— C’est au sujet de votre cuisine.
— Qu’y a-t-il ?
— J’aimerais qu’un de ces soirs, vous, Manon, Philippe et moi dînions tous les quatre. Je crois que tout le monde a bien besoin de se sentir moins seul. Après tout, nous habitons ensemble…