69

D’abord un tonnerre lointain surgi d’un mauvais rêve. Puis le martèlement sourd d’une cavalcade, telles des centaines de chevaux sauvages qui dévaleraient les pentes herbeuses des collines de Windermere. Une inspiration brutale, une onde de choc qui parcourt la poitrine, comme au jour du premier cri. La lumière, enfin. Une trouée aveuglante aux contours incertains. Une sensation de plomb, comme si le corps se remplissait d’un métal brûlant et liquide, qui se transformerait en une eau tiède dont le torrent furieux finit par s’apaiser en devenant un lac.

« Il se réveille, prévenez le docteur. »

La nuit à nouveau. N’être plus qu’une forme immense et sombre qui se glisse dans le lac. Nager avec fluidité, vers le fond. Le temps n’existe plus.

À travers ses paupières entrouvertes, Blake eut la perception d’une silhouette floue. Diane.

— Ouvrez complètement les yeux. Si vous me comprenez, ouvrez les yeux.

Un homme et une femme nimbés de blanc, penchés sur lui. Il les comprend mais la langue qu’ils parlent est étrange.

— C’est très bien, dit la femme. Prenez votre temps, ne forcez pas.

— Comment vous appelez-vous ? demanda le docteur.

L’esprit de Blake s’empara de la question et commença à chercher une réponse dans le fatras d’informations qu’il essayait de gérer. La première réponse qui lui vint fut « Andy », le diminutif de son prénom. Il hésita.

— Andrew, articula-t-il avec difficulté.

— Excellent.

Peu à peu, Blake commença à reprendre ses esprits. D’heure en heure, il nageait de moins en moins souvent dans le lac. On lui demanda de bouger les mains, chaque doigt, les jambes. On lui fit des injections. Bien qu’il déteste cela, il n’eut pas la force de protester.

— Que m’est-il arrivé ?

— Vous avez fait une chute. Sérieuse. Vous avez eu de la chance.

— Quand ?

— Il y a dix jours.

Blake porta sa main à sa tête.

— Il faut que j’aille chercher ma fille à l’école.

L’infirmière avait l’habitude de gérer ce genre de trouble.

— Ne vous en faites pas, on s’en occupe.

Blake prit conscience de la pièce dans laquelle il se trouvait. Des murs vert clair, une fenêtre dont les stores étaient baissés, un drôle de bip bip qui n’allait pas tarder à l’agacer.

Sur la table de nuit, il aperçut une petite peluche. L’animal éveilla quelque chose en lui. Quelque chose de très fort. Avec beaucoup de difficulté, il réussit à le prendre. L’odeur du petit kangourou le fit elle aussi réagir. Des images se télescopèrent dans son esprit. Une chambre. Un lit vide avec des livres sur le bord. Un visage.

— Est-ce que le nom de Richard Ward vous dit quelque chose ?

Andrew fit un effort de concentration.

— Mon frère ?

— Je ne crois pas. Cherchez, essayez de vous souvenir. C’est bon pour vous.

Blake visualisa soudain le visage de son ami.

— Oui, je me souviens de lui. Il est ici ?

— Non, mais il téléphone trois fois par jour d’Angleterre. Il vous embrasse. Beaucoup de gens sont venus vous rendre visite pendant que vous étiez dans le coma. Deux femmes, et même un petit garçon qui a laissé une enveloppe pour vous.

L’infirmière déposa un pli sur le lit.

— L’ouvrir vous stimulerait sans doute. Voulez-vous que je vous aide ?

Andrew hocha la tête. L’infirmière décacheta l’enveloppe. Elle en tira une interro de maths annotée d’un gros « 13 sur 20, très bon travail » et une lettre. Elle montra les documents à son patient. Blake resta sans réaction.

— Je n’arrive pas à lire, s’excusa-t-il.

— Je vais le faire pour vous : « Bonjour toi. J’espère que tu vas bien et que tu vas bientôt rentrer. J’ai eu la meilleure note de ma vie en maths ! Mme Crémieux a dit que j’avais triché alors elle m’a redonné d’autres exercices en me surveillant et j’ai eu bon. Elle a été bien eue ! Je suis venu avec ma mère tous les jours mais j’ai pas le droit d’aller dans ton service. J’espère que tu vas pas crever. J’ai déjà vu quelqu’un de crevé. C’était le furet de Kevin. C’était horrible. Il répondait même plus à son nom. Je suis super pressé de te revoir, même si c’est pour faire des maths. Bisou.

« Signé, Yanis.

« P-S : prépare-toi à payer la télé à ma mère. »

L’infirmière ajouta :

— En dessous, le petit a dessiné un monstre avec des cornes vers le bas et, à côté, il a marqué « Youpla ». Ces dessins animés japonais, ça leur intoxique la tête.

— Yanis…, répéta Blake lentement.

— Qui est cet enfant pour vous ? Réfléchissez. Faites l’effort. Je sais que c’est difficile.

Blake ne trouva pas la réponse immédiatement. Il replongea dans le lac où il faisait si bon nager.

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