À en juger par le bond qu’il fit hors de son coussin, Méphisto n’était pas encore habitué au fait que l’interphone de la cuisine soit réparé. Comme s’il avait reçu une décharge électrique, le chat décolla dans les airs et prit la fuite, le poil tout hérissé. La voix grésillante de Magnier prit tout le monde par surprise.
— C’est le bon moment pour monter ? demanda-t-il de l’autre bout du parc.
Andrew baissa le volume avant de lui répondre :
— Tout est prêt, nous t’attendons.
— O.K., j’arrive !
Un tablier blanc noué autour de la taille, Odile jonglait avec ses fours et ses cocottes. La hotte tournait à fond. La table était mise pour quatre, mais personne ne présidait.
— Qu’est-ce qu’il a, Méphisto ? dit Manon en arrivant à l’office. Je viens de le croiser. Il courait en crabe avec ses poils tout dressés.
— La voix de Philippe lui a fait peur, expliqua Andrew.
Pour la circonstance, la jeune femme avait mis une robe. Andrew lui en fit compliment.
— Tu es toute jolie !
La jeune femme tourna sur elle-même en faisant voler sa jupe.
— Profitez-en parce qu’avec mon ventre qui grossit, c’est sans doute la dernière fois que je peux l’enfiler.
Voyant qu’Odile ne participait pas à l’ambiance légère, Blake se pencha vers elle.
— Quelque chose ne va pas ?
— Vous n’aurez pas d’entrée, je l’ai loupée.
— Ne vous en faites pas pour ça. On est entre nous. Vous n’avez personne à impressionner. C’est déjà une chance d’avoir quelqu’un de votre talent pour nous régaler. Ne vous mettez pas la pression sinon vous n’allez profiter de rien.
Elle s’efforça de sourire en soulevant un couvercle. Philippe frappa au carreau. Andrew lui ouvrit. Magnier avait mis une chemise « repassée ». Étant donné le résultat, c’était sans doute Youpla qui avait tenu le fer… Philippe était aussi coiffé, les cheveux bien plaqués avec une raie, ce qu’il ne faisait jamais. Il ressemblait à un premier communiant qui aurait trente-cinq ans de retard à la cérémonie.
— Pour que notre dîner soit plus léger, annonça Andrew, il n’y aura pas d’entrée. Si vous voulez prendre place…
Le régisseur et la femme de chambre s’installèrent d’un côté, le majordome et la cuisinière de l’autre. À peine assis, Magnier eut une drôle de réaction. Blake crut qu’il allait se mettre à pleurer.
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Ça me fait tout bizarre. Je n’ai pas dîné au manoir depuis si longtemps… Merci beaucoup de m’avoir invité, vraiment. Excusez-moi, je ne pensais pas que ça me ferait cet effet-là…
— Quatre à cette table, commenta Odile, je n’ai moi-même jamais vu ça.
— Quatre et demi ! rectifia Manon en désignant son ventre.
Blake s’exclama soudain :
— On a oublié le vin !
— On ne l’a pas oublié, fit remarquer Odile. Le vin est à la cave… Si vous en voulez, allez en chercher vous-même.
— Moi, je ne bouge pas, fit Magnier. Je suis trop bien ! Je n’ai pas envie de rompre le charme.
Manon déclina et Blake déclara :
— Nous ouvrirons une bouteille la prochaine fois. Ainsi, ce soir, rien ne viendra distraire nos papilles de vos délices, chère Odile.
Pendant que la cuisinière préparait les assiettes, le chat fit son grand retour.
— Il est vraiment beau, commenta Magnier. Je l’ai déjà vu dans le parc, mais de loin. Je me demande si lui et Youpla s’entendraient bien…
Blake répliqua :
— Entre ton chien qui veut toujours courir après quelque chose et Méphisto qui a besoin d’exercice, il y a peut-être un vrai partenariat à trouver.
— Laissez mon chat tranquille, menaça Odile.
D’un mouvement très professionnel, elle déposa une assiette garnie devant Manon.
— La maison vous propose : confit de canard des Landes et pommes sarladaises.
Magnier déplia aussitôt sa serviette et la glissa dans son col. Suivant du nez l’assiette qu’Odile lui apportait, il respira le fumet avec une longue exclamation de gourmandise. La cuisinière acheva le service par le chat, qui se vit offrir une assiette plus petite. Chacun attendit que la maîtresse des fourneaux soit attablée pour commencer, même si Philippe tenait déjà fermement sa fourchette à la main…
— Bon appétit à tous, lança-t-elle.
De la pointe de son couteau, Blake testa le croustillant de la peau. Absolument parfait. Il hocha la tête de satisfaction.
Après les premières bouchées, tout le monde salua la prouesse culinaire, même le chat, qui sauta sur la table pour tenter de chaparder.
— Qu’est-ce qui te prend ? le gronda Odile en le reposant au sol. Tu n’as jamais fait ça !
— Pour lui aussi c’est la fête, le défendit Magnier. Moi en tout cas, je suis rudement content.
— Ne t’avise pas de voler dans nos assiettes pour autant ! plaisanta Blake.
La conversation s’engagea sur la météo chaque jour plus humide puis dériva sur la nécessité — très discutée — de porter écharpes et bonnets en hiver. En les entendant parler des cagoules que leurs mères respectives les obligeaient à enfiler et des batailles de boules de neige qu’ils faisaient à l’école, la jeune femme découvrait ses compagnons sous un autre jour. Odile, Blake et Philippe évoquèrent des sujets aussi divers que l’heure à laquelle ils se couchaient étant enfants, leurs BD préférées et même le goût des dentifrices — apparemment très différent d’un pays à l’autre. Ils parlèrent de leurs parents, qui n’étaient plus là. Le regard de Manon se teinta de nostalgie. Voulant lui éviter d’aller jusqu’à la tristesse, Andrew orienta discrètement la discussion vers un autre thème.
— Finalement, résuma-t-il, quand on y pense, malgré nos différences d’âges, les mêmes choses nous plaisaient ou nous énervaient. Pourtant on dit que les goûts et les couleurs varient. En cinéma par exemple…
Magnier s’empara du sujet :
— Moi, je regarde surtout les films d’action et des comédies, mais je me souviens aussi avoir adoré un film chinois, très lent, avec des sous-titres de trois mots alors que les comédiens parlaient pendant dix minutes. Et vous, madame Odile ?
Elle soupira en souriant.
— Je ne sais pas si je dois vous le dire, vous allez vous moquer de moi.
Pressée de toutes parts, elle finit par confier :
— J’ai un faible pour les grandes comédies musicales américaines. Elles me bouleversent. Ces gens qui chantent leurs espoirs ou leurs douleurs me touchent. Ils ont les mêmes soucis que nous mais avec la musique, même la pire des tragédies devient sublime. La beauté de leur désespoir me donne de la force. J’en ai des frissons rien que d’en parler. Certains jugent que c’est kitsch mais moi, je trouve que s’il fallait montrer à un extraterrestre le plus fort de ce que notre espèce peut ressentir associé à ce qu’elle peut créer de mieux, la comédie musicale serait idéale.
Blake hocha la tête, impressionné. Philippe était sous le charme.
— Vous en regardez souvent ? demanda Manon.
— J’ai une petite collection de DVD dans ma chambre. C’est tout ce qui me reste de mon ancienne vie. Je ne les regarde jamais sans des mouchoirs à portée de main… Quand les gens se quittent, je pleure, mais c’est encore pire lorsqu’ils se retrouvent ! Une vraie madeleine…
— Une madeleine ? s’étonna Blake. Vous pleurez comme un gâteau ?
— Non, comme l’ancienne prostituée qui pleura aux pieds du Christ ! Et vous, Andrew, quels sont vos films préférés ?
— Voilà longtemps que je n’en ai pas vu. C’était toujours Diane qui choisissait, sinon on courait le risque de se retrouver devant n’importe quel navet — je peux me contenter du pire ! Elle m’a fait découvrir le cinéma français, vos classiques, mais aussi des films surprenants. Elle avait le don de s’enthousiasmer pour des choses bizarres. Je la suivais. En fait, je crois que je n’ai pas de genre préféré. Parfois, j’aime rire, d’autres fois un film engagé ou un drame peuvent me convenir. J’aime aussi avoir peur de temps en temps.
— Moi, c’est ce que je préfère…, avoua Manon. Souvent, avec Justin, on choisissait des films rien que pour être terrifiés. S’ils étaient ridicules mais qu’ils nous faisaient hurler de trouille, ça nous allait. Genre, des jeunes dans une forêt, la nuit, qui sont pris en chasse par je ne sais quelle créature. J’adore ! C’est encore mieux si on ne voit pas le monstre. Ça fait toujours moins peur une fois qu’on l’a vu. Je me serrais contre Justin, je me cramponnais à ses bras jusqu’à lui faire des bleus ! Et après je n’osais même plus aller aux toilettes, qui étaient pourtant à deux mètres.
— Moi, se souvint Magnier, le film d’horreur qui m’a le plus marqué, c’est Virus cannibale. C’était plein de morts-vivants… J’avais cinq ans. J’ai eu peur de tout le monde pendant un mois. Dès qu’un adulte tentait de me toucher, je hurlais. J’ai essayé d’arracher le bras de la voisine parce que j’étais convaincu que c’était un zombie.
— À cinq ans ? réagit Odile. Qui vous a montré ça à cet âge-là ?
— Ma mère m’avait confié à une de ses collègues qui avait des ados…
— On n’est jamais déçu avec les zombies, commenta Blake. On devrait en mettre dans tout. Vous imaginez : My Fair Lady et les zombies, Les zombies sont éternels avec James Bond, ou Le Comte de Monte-Cristo et les zombies…
— C’est marrant que tu parles du Comte de Monte-Cristo, nota Magnier, parce que c’est ce que j’ai commencé à lire au petit.
— Alors c’est vrai, releva Odile, vous donnez des cours à un garçon de la ville ? C’est une très belle démarche.
— Il m’aide pour les courses, je l’aide pour l’école…
— Si tout le monde agissait comme vous, approuva Manon, le monde serait plus agréable.
— En attendant, avec ce livre, on en a pour un moment, commenta Magnier. C’est un pavé de plus de mille pages, et j’ai du mal à caser Youpla…
Blake venait de distribuer les assiettes à dessert lorsque Odile annonça :
— Pour la suite, je vous propose des tartelettes fines aux pommes du jardin caramélisées. Soyez indulgents parce que je n’en ai pas préparé depuis des lustres…
Personne ne réagit. Pire, les trois convives restèrent figés dans un mutisme gêné. Odile ne comprit que lorsqu’elle suivit les regards qui convergeaient vers l’entrée de l’office. Mme Beauvillier s’y tenait. Blake et Magnier se levèrent brusquement.
— Je suis heureuse de constater que vous passez une bonne soirée, fit la patronne.
Odile recula avec une expression mêlant la surprise à un fond de peur.
— Ne vous interrompez pas, reprit Mme Beauvillier. Bien qu’arrivant de l’étage, ce n’est pas une descente… J’étais seulement intriguée par les rires.
Blake prit l’initiative.
— Prenez donc le dessert avec nous.
Il se dépêcha d’ajouter un couvert.
— C’est très aimable, mais je vais remonter.
— J’insiste…
À peine eut-il prononcé ces mots qu’Andrew les regretta.
— Vous insistez souvent…, ironisa Madame.
Il n’y avait aucune amertume dans sa remarque. Magnier intervint :
— Restez donc avec nous, ce serait trop bête !
Odile, incapable de prononcer un mot, lui présenta simplement une tartelette.
— Soit, abdiqua Madame. Je vous accompagne un peu.
Elle prit place dans un silence sépulcral puis se tourna vers Manon.
— Dans votre état, vous devriez vous méfier du chat. Ce n’est pas bon pour les femmes enceintes.
— Pas de problème. Ils m’ont fait passer le test et j’ai déjà eu la toxoplasmose. C’est gentil d’y penser.
Blake offrit son assiette à Odile, qui coupa la tartelette en deux et lui en rendit la moitié.
— Ça fait vraiment plaisir de vous voir, déclara Magnier à Madame. Vous devriez descendre me rendre visite. Votre parc est magnifique en cette saison.
— Mes douleurs me poussent à rester à l’abri, mais je vous sais gré de votre invitation.
Chacun dégusta son dessert en distribuant son lot de phrases convenues. Madame glissa :
— Je vous aurais bien offert le champagne pour fêter votre joyeuse réunion, mais j’ignore même s’il en reste une bouteille dans cette maison. Est-il seulement encore bon ? Le savez-vous, Odile ?
— S’il y en a, c’est à la cave, et je ne descends jamais. Rapport aux…
— J’avais oublié.
Madame ne tarda pas à les laisser. Sur la fin, elle avait parlé tout à fait normalement à Blake et semblait apaisée. La soirée s’acheva doucement. Sans avoir vu le temps passer, Magnier prit le chemin du retour, à regret.
— Le prochain coup, madame Odile, je vous apporte les cèpes pour votre confit. Merci encore, c’était délicieux.
Odile le regarda s’éloigner dans le brouillard et la nuit, avec la serviette qu’il avait oublié de retirer qui lui pendait toujours au cou.
Manon proposa son aide pour ranger, mais sa mine fatiguée lui valut d’être envoyée au lit. Méphisto monta avec elle, ce qui ne fut pas du goût de la cuisinière. Le chat lui faisait de plus en plus d’infidélités.
Odile et Blake restèrent pour remettre de l’ordre.
— Ce repas était une bonne idée, fit-elle. Vraiment. Vous croyez qu’ils ont aimé ma cuisine ?
— Comment pouvez-vous en douter ? Même Madame a mangé toute sa tartelette.
— J’ai aimé cuisiner pour vous tous. C’était vraiment agréable. On pourrait peut-être recommencer ?