Manon poussa effectivement un cri.
— Heureusement que tu l’avais prévenue ! fit Magnier, goguenard.
La jeune femme entra sans lâcher Blake des yeux. Elle le contourna largement.
— C’est ça, votre méthode pour former Philippe à se comporter devant les dames ?
Magnier se leva pour lui faire la bise.
— Bonsoir, Manon. Dites-lui, vous… Il vous écoutera peut-être. Supposons que vous soyez un agent des forces spéciales lors d’un exercice où il faut tirer sur des silhouettes en bois, mitrailler les terroristes et épargner les femmes et les enfants… Que faites-vous s’il surgit ?
— Il est mort.
— Merci de votre soutien à tous les deux…, fit Andrew. Manon, si vous voulez prendre place. Nous allons légèrement modifier les règles de la mise en situation.
Blake retira sa perruque et se démaquilla grossièrement sous le robinet.
— Pour vous laisser le plus de liberté possible, je vais m’installer sur le côté. Oubliez-moi.
— Pas évident, ta beauté m’a brûlé les yeux…
— Je n’interviendrai que si Philippe commet une faute.
Blake se dirigea vers le placard à balais et en sortit un, dont il pointa le manche vers Magnier.
— En cas d’écart de comportement, je te donnerai un petit coup dans les côtes, et nous verrons au fur et à mesure ce qu’il faut rectifier.
Manon s’amusait bien de la situation. Philippe et elle s’installèrent face à face. Andrew alluma la bougie au centre de la table.
— Comme c’est romantique ! ironisa gentiment la jeune femme.
Magnier renchérit :
— Il faudra me dire à quel moment je lui offre la boulette de viande en la poussant avec le museau.
— Vous êtes prêts ?
Le régisseur se pencha vers la femme de chambre.
— C’est vraiment gentil d’avoir accepté. C’est peut-être mieux de m’entraîner avec une vraie femme, mais je me sens tellement stupide… Vous vous rendez compte, apprendre à manger correctement, à mon âge…
— Aucun problème, Philippe. On a tous besoin d’aide et l’âge ne change rien. Andrew m’a aidée aussi. La méthode était juste un peu moins étrange…
— On peut commencer ?
Coin de serviette, gravité, prise en main des couverts : sur le début, Philippe réalisa un sans-faute. Manon et lui entamèrent la discussion sur la pointe des pieds. Ils avaient l’air de jouer à ni oui ni non.
— Vous aimez les fleurs ?
— Tout à fait.
— Vous n’êtes pas allergique aux coquillages ?
— Pas que je sache…
À la recherche d’un sujet de conversation, Manon évoqua ses envies de voyages aux confins du monde.
— Dans quel pays rêvez-vous d’aller ? demanda-t-elle à Magnier.
— Je sais pas. Je crois que j’ai peur de l’avion, et j’ai le mal de mer. Il faut un pays où je puisse aller en train.
Philippe se tourna vers Blake :
— Les Bahamas, on peut y aller en train ?
Andrew leva les yeux au ciel et lui enfonça le manche à balai dans le flanc.
Peu à peu, le trio finit par trouver un mode de fonctionnement naturel dans cette configuration qui ne l’était pas.
Philippe servit à boire à Manon façon bar mexicain, en élevant la bouteille tout en versant. Blake le rappela à l’ordre d’un petit coup. Lorsque le régisseur jeta à moitié la salière à sa partenaire, Andrew lui défonça les côtes. Magnier n’avait presque jamais eu l’occasion de discuter avec une femme. Ce tête-à-tête réveillait aussi des questions. Philippe oscillait entre remarques totalement inappropriées et pudeur. Il osa à peine regarder la jeune femme lorsqu’il lui demanda :
— Vous avez déjà vécu un premier rendez-vous ? Forcément, belle comme vous êtes…
La jeune fille rougit.
— Mon premier rendez-vous est un très mauvais souvenir. C’était un garçon que j’avais connu au lycée. Il m’a fait du charme mais il ne cherchait qu’une seule chose… Il avait de l’allure, de belles manières, mais ce n’était qu’une apparence. Il m’a au moins appris qu’il faut se méfier de l’emballage.
— Pauvre enfant, commenta Philippe. Moi aussi, j’ai eu un premier rendez-vous. Elle s’appelait Émilie. Je me souviens encore de ses beaux yeux verts. Chaque fois qu’ils se posaient sur moi, j’étais comme un lapin pris dans les phares. Je l’ai invitée des dizaines de fois et un jour, enfin, elle a fini par me dire oui. J’ai choisi le meilleur resto que je pouvais lui offrir. J’avais des fleurs, des roses blanches. Je suis allé au restaurant mais elle n’est pas venue. Je me suis tellement inquiété… Je me rappelle encore la pitié dans le regard des serveurs, lorsque je suis reparti avec mes fleurs. Je n’ai pas osé l’appeler. Trois jours après, j’ai croisé Émilie, au bras d’un copain. Quand je lui ai demandé ce qui s’était passé, elle m’a ri au nez. Elle avait oublié et ça n’avait aucune importance pour elle. Je n’ai plus jamais eu de rendez-vous.
Bien que Magnier se soit appuyé sans aucune grâce sur ses deux coudes pour raconter son histoire, Blake le laissa tranquille.
— Manon, reprit Magnier, vous êtes là à prendre soin de moi avec Andrew et vous n’imaginez pas l’honneur que c’est pour moi. Mais je crois qu’il est trop tard. Ne perdez pas votre temps avec le vieux bougon que je suis. Vous avez un concours à préparer. Vous serez maman dans quelques mois. Andrew m’a dit que vous attendiez un jeune homme parti à l’étranger. Quand doit-il rentrer ?