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Ce matin-là, Andrew remarqua le manque d’entrain de la patronne pour des courriers qui, quelques semaines auparavant, l’auraient enthousiasmée. Était-elle déjà allée dans son cabinet secret ? Qu’avait-elle demandé à son mari ? Avait-elle pensé à son fils ?

En l’observant, Andrew éprouvait de plus en plus de difficultés à ne rien laisser paraître. Il savait trop de choses. En fin de séance, il demanda :

— Êtes-vous toujours décidée à vendre les livres ?

— Je le déplore, mais ma situation n’a pas évolué.

— Par un site spécialisé dans la bibliophilie, j’ai réussi à obtenir une estimation. Plusieurs offres ont d’ailleurs été déposées peu de temps après, dont une qui me paraît tout à fait satisfaisante. Un collectionneur parisien prendrait le lot complet pour un montant environ 25 % supérieur aux meilleures estimations.

— Pourquoi paye-t-il plus ?

— Il est passionné par les dictionnaires. La collection en compte apparemment quelques-uns de rares. J’ai répondu en votre nom que s’il les voulait, c’était l’ensemble du lot ou rien, et que nous avions déjà d’autres offres. Il a aussitôt enchéri.

— Vous êtes un homme précieux, monsieur Blake. Finalisez donc cette vente et qu’on en finisse au plus vite.

— Souhaitez-vous que je m’occupe également de vos bijoux ?

— Une autre fois, si vous le voulez bien. Une seule mauvaise nouvelle par jour est amplement suffisante. Puis-je vous demander une faveur au sujet de la vente des livres ?

— À votre service.

— Est-il possible de ne pas les retirer de la bibliothèque avant que mon amie anglaise vienne dîner ?

— Vous avez fixé une date ?

— Elle sera dans la région vendredi prochain, sans doute avec son mari. Si l’acheteur y consent, je souhaite que les livres de François soient encore à leur place ce soir-là.

— Je saurai être persuasif.

— Je compte sur Odile et vous pour nous préparer un vrai festin. Voilà longtemps que je n’ai pas reçu. Qui sait d’ailleurs si je recevrai encore après ?


Blake était à nouveau à la fenêtre du palier pour surveiller le grand portail.

— Vous vous fatiguez pour rien, déclara Odile en descendant de sa chambre. Aujourd’hui, il ne pleut pas.

Andrew ne lâcha pas ses jumelles pour autant et répondit :

— Je ne me fatigue jamais pour rien, surtout avec des gens comme Mme Berliner.

Au-delà de la grille, entre les arbres, le taxi apparut enfin.

— Il faut au moins lui reconnaître une qualité, déclara Blake en descendant rapidement vers le visiophone : elle est ponctuelle.

Par curiosité, Odile le suivit.

— Que lui préparez-vous cette fois ? Le spectre à vélo va l’épouvanter ?

— Trop risqué, Philippe ne sait pas s’arrêter.

— Parce que vous-même êtes un maître de la retenue et de la mesure ?

Mme Berliner sonna. Son visage sphérique s’afficha sur l’écran. Blake eut un rire de vilain lutin et déclencha l’ouverture en maintenant le bouton appuyé.

— Parfois, vous me faites vraiment peur, déclara Odile, aussi intriguée qu’inquiète.

Mme Berliner posa la main sur la grille pour la pousser. À peine sa peau entra-t-elle en contact avec le métal qu’elle fut secouée de convulsions qui lui arrachèrent son petit chapeau à la mode. La bouche à demi ouverte, elle émit un son étrange parfaitement audible par l’interphone, à mi-chemin entre le chant du pneu qui se dégonfle et le râle de l’ours qui essaie de se déconstiper au printemps.

— Vous êtes malade ! s’écria Odile. Arrêtez ça tout de suite !

— C’est vous qui m’avez donné l’idée.

— Andrew, je vais vous dénoncer !

— Vous croyez vraiment que quelqu’un va croire une femme avec des dents noires ?


Mme Berliner quitta le domaine en fin d’après-midi, avec quelques bijoux en plus. Elle refusa obstinément de toucher la grille en sortant. Après l’avoir raccompagnée, Andrew monta se reposer dans sa chambre. En passant devant la porte de Manon, il lui sembla entendre des sanglots. Il frappa.

— Tout va bien ? C’est Andrew.

Pas de réponse. Blake insista.

— S’il te plaît, parle-moi.

La porte s’ouvrit. La jeune femme avait essuyé ses larmes, mais son regard en disait long sur son état.

— Un souci ? Ta grossesse ?

— De ce côté-là, tout va bien. Je suis en train de fabriquer un enfant tout en galettes pur beurre et en bonbons…

— Des nouvelles de Justin ?

— Cette nuit, j’ai rêvé qu’il ne revenait pas.

— C’est seulement un cauchemar.

Manon recula et s’appuya contre son armoire.

— Je le fais toutes les nuits, tous les jours aussi d’ailleurs. Il est censé rentrer dans onze jours. Parfois, je m’imagine qu’il va débarquer le soir même et d’autres fois, je n’y crois plus. Et je passe d’une version à l’autre toutes les quarante secondes… Ma mère me manque aussi. En plus, j’ai perdu le gilet en mohair que Justin m’avait offert pour nos un an…

Blake prit la jeune femme dans ses bras.

— Attention, je vais parler comme un livre : affronte un seul problème à la fois. Où en es-tu de tes révisions ? Ton examen approche…

— Quinze jours. Odile trouve que je suis au point, sauf sur les textes de pédagogie. Mais de toute façon…

Manon n’acheva pas sa phrase.

— De toute façon ? relança Blake.

— Dans deux semaines, soit Justin sera revenu et j’ai peut-être une chance, soit il ne sera pas là et ce n’est même pas la peine d’aller me présenter.

— Pour le moment, tu dois travailler.

— Je peux vous poser une question ?

— Je t’en prie.

— Vous vous souvenez de l’époque où vous aviez vingt ans ?

— La France et l’Angleterre étaient en guerre. Nous vivions tous en armure dans des maisons en torchis. Les gueux mangeaient des racines et nous dormions avec les cochons pour avoir chaud. Tu vois que je m’en souviens. En quoi puis-je t’aider ?

— Vous aviez des doutes sur tout, comme moi ?

— La vie était peut-être différente sur certains points. Nous n’avions pas tous ces gadgets électroniques, ces vêtements, toutes ces choses qui vous distraient, mais les doutes, les peurs, maladroitement cachés par la prétention de tout savoir, étaient déjà notre lot. Je me souviens d’une phrase lue sur le fronton de catacombes que je visitais à Rome avec mes parents. Au-dessus de ces empilements d’os et de crânes, était écrit : « J’ai été ce que tu es. Tu seras ce que je suis. » J’en suis ressorti terrifié et je ne l’ai jamais oublié. Depuis, j’ai toujours regardé les vieux comme d’anciens enfants et les petits comme de futurs adultes. Chacun suit sa propre route, mais nous partageons quelques étapes.

— J’ai du mal à croire que vous ayez eu peur de quelque chose…

— Peur de ne pas être assez bon au foot pour que mes copains me choisissent dans leur équipe, peur de ne pas être assez beau pour que les filles dansent avec moi, peur de ne pas être aussi courageux que mon père pour lui succéder, peur que la femme que j’espérais s’amuse des blagues d’un autre, peur de ne pas donner ce que les gens attendent de moi. Peur d’affronter la vie, parfois aussi…

— Waouh… C’est moi qui devrais vous réconforter…

— Te voir vivre me suffit. Tu as l’énergie et le cœur. Tu portes la vie. Le futur t’appartient. C’est ton tour. Tout ce qu’un ancien puisse faire pour aider un jeune, c’est être honnête et lui dire le peu qu’il sait, même si son orgueil doit en souffrir. N’oublie jamais qu’un adulte n’est qu’un enfant qui a vieilli.

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