— En France, ce sont les blancs qui commencent, c’est la même chose chez vous ?
— Depuis que le premier tournoi d’échecs s’est tenu à Londres lors de l’Exposition universelle de 1851, il en est ainsi partout dans le monde. Mais est-il normal que roi et reine aient encore leur tête dans votre jeu ?
Philippe s’amusa de la remarque. Pour leur première partie sous la tonnelle, le régisseur avait bien fait les choses. Deux paquets de galettes disposées sur une assiette en plastique, un Thermos de thé pour faire honneur à son invité et des couvertures qui, bien qu’usées et trouées, les protégeaient de la fraîcheur de la brise.
Très concentré, Magnier avança un pion. La pointe de sa langue dépassait de ses lèvres, comme un enfant qui porte une attention extrême à ce qu’il fait. Blake avança un des siens en parfaite symétrie.
— Voulez-vous un gâteau ? proposa Magnier.
— Pas dans l’immédiat, merci.
Blake était ému par le moment, qui lui rappelait les dînettes organisées l’été, avec sa cousine, lorsqu’il passait ses vacances à la campagne. Son père restait travailler à la fabrique et sa mère, qui supervisait les travaux d’agrandissement dans leur maison, l’envoyait à quelques dizaines de miles, au grand air, pour ne pas le voir traîner dans les jambes des ouvriers. Chez sa tante, tout le monde était vieux, sauf Debby. C’était à force de jouer avec cette obsédée des poupées et des défilés de mode que Blake avait pour la première fois regretté de ne pas avoir un frère. Blake ne s’amusait pas aussi bien avec sa cousine qu’avec des garçons, sauf pour la dînette. Tout jeunes, ils remplissaient leur assiette de terre et de cailloux. Leur vin n’était que l’eau de la mare. Andrew se souvenait encore du jour où, en faisant semblant de boire, Debby avait trouvé un gros ver se tortillant dans son gobelet. Elle avait vomi partout sur leur table. À partir de huit ans, ils avaient eu le droit d’emporter de la vraie nourriture dans leur coin aménagé sous le saule. Andrew ne s’en était pas souvenu depuis des années, jusqu’à ce qu’il ressente la même impression de liberté face à Philippe, dans le parc, sous une tonnelle rafistolée.
Youpla arriva en courant, une branche dans la gueule. Il la déposa aux pieds de Magnier et se mit à japper jusqu’à ce que son maître envoie le bout de bois le plus loin possible.
— Fiche-nous la paix, grogna Magnier. C’est sérieux.
Il avança un second pion. Blake sortit immédiatement un cavalier.
— L’Angleterre n’a jamais été longue à lâcher la cavalerie…, commenta Philippe. À Waterloo, elle nous a coûté cher.
— Je ne suis pas l’Angleterre et, malgré mon âge, je n’étais pas à Waterloo.
— Vous avez raison. C’est toujours la même chose. Quand on rencontre un étranger, on l’assimile souvent aux clichés qui circulent sur son pays.
— Très juste, admit Blake.
— Vous croisez un Espagnol, vous lui faites « Olé » ; un Italien, vous lui parlez de pizzas, de mafia et de Venise. C’est pareil chez vous ?
— Je suppose, puisque lorsque l’on pense aux Français, on voit aussitôt une grenouille avec un béret et une baguette, qui râle en essayant de tenir tête aux autres, tous plus grands qu’elle. Mais nous devons avoir tort, vous n’avez rien d’une grenouille.
— Et plus personne ne porte de béret depuis longtemps… Savez-vous comment nous vous voyons ?
— Dites-moi.
— Pédants, maniérés, fourbes, ne vous battant que pour vous.
— Merci.
— De rien. On vous prétend aussi asexués…
— Asexués ?
— On raconte que pour savoir combien de fois un Anglais a fait l’amour, il suffit de compter ses enfants.
— Pauvre de moi, je n’ai qu’une fille ! Et en quel animal nous imaginez-vous ?
— Un Anglais, chez nous, c’est déjà une sorte d’animal…
Blake éclata de rire.
— Ma femme était française et elle m’a toujours caché cela.
Youpla revint avec son bâton.
— Laisse-nous, fit Magnier, va chasser les lapins ou les écureuils.
Voyant que son maître n’était pas décidé à s’occuper de lui, le chien se tourna vers Blake. Il déposa son bâton à ses pieds et recula en remuant la queue. Andrew le ramassa.
— Vous vous liguez pour m’empêcher de me concentrer sur cette partie, c’est ça ?
Il jeta le bâton derrière un bosquet. Vif comme l’éclair, le chien détala à sa poursuite.
Magnier tendit l’oreille.
— Vous n’avez pas entendu une cloche ?
— Je n’ai pas fait attention. Pouvons-nous poursuivre ?
Magnier déploya un fou à travers le corridor de pions qu’il avait dégagé. Blake songea bien à un commentaire, mais il s’abstint. Magnier reprit :
— Je dois vous avouer que votre façon de parler notre langue m’impressionne. Jamais une erreur, toujours le mot juste…
— Merci beaucoup.
— Dans votre précédent emploi, vous pratiquiez beaucoup le français ?
— Assez peu, mais je continue à le lire. Diane lisait beaucoup et j’aime me replonger dans les textes qu’elle appréciait.
Blake s’attendait à ce que Magnier lui demande lesquels, mais c’était compter sans la nature déconcertante de Philippe.
— Une autre chose me fascine aussi, reprit celui-ci : je ne vous ai jamais entendu prononcer un seul gros mot…
— Je les crois inutiles.
— Vous n’en dites jamais ?
— J’évite.
— Vous n’insultez jamais personne ?
— On peut être violent sans insulter. Parfois, dire ce que l’on pense correctement peut s’avérer bien plus offensif que des mots qui n’ont plus aucun sens parce que tout le monde les emploie à tort et à travers.
— Ce n’est pas faux. Mais je trouve que la richesse d’une langue se mesure aussi à la variété de ses insultes. En français, nous avons un sacré registre. Il existe tout un arsenal, du plus léger au plus sérieux. Vous pouvez traiter quelqu’un de crétin, de bouffon, de clown, de pingouin, et s’il vous agace vraiment, passer à la vitesse supérieure avec des choses parfois très fleuries. Si vous voulez, je vous en apprendrai pour parfaire votre culture. En dernier ressort, vous avez l’artillerie lourde : fils de…, sac à…, tête de…, trou du…
— Merci, Philippe.
Une voix surgie de l’allée les fit bondir :
— Non mais à quoi vous jouez ?
Odile apparut, rouge d’essoufflement et d’énervement.
— Nous jouons aux échecs, un sport de gentlemen, répondit Magnier.
— En vous disant des gros mots comme des mômes de maternelle ?
Elle se tourna vers Blake et ajouta :
— Et vous, bien sûr, vous n’avez pas entendu la cloche sonner ?
— Philippe me l’a effectivement fait remarquer voilà un moment.
— Vous ne vous êtes pas dit que Madame pouvait vous appeler ?
— Je ne savais pas que j’étais censé répondre à ce genre de signal. De toute façon, je refuse de rappliquer quand on me sonne. Mais je suis à disposition si on m’appelle.
— Allez donc expliquer tout ça à Madame, parce qu’elle vous attend depuis une heure.