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— Je peux augmenter le chauffage si vous avez froid…

— Merci, Justin, tout va bien. Méfiez-vous plutôt du verglas, ils n’ont pas salé partout.

Sur le trajet du retour vers le domaine, Blake reconnaissait à peine le paysage. Après trois jours de neige à gros flocons, même les sous-bois étaient blancs. Les branches ployaient sous le poids de l’épais manteau cotonneux qui recouvrait tout. Pour permettre au véhicule d’entrer, Philippe avait ouvert le grand portail. Justin rétrograda avant de s’engager sur l’allée. Le parc était magnifique, mais le manoir était encore plus impressionnant. Comme dans un conte de fées, les toits, les balcons et tous les bosquets étaient couverts d’une couche immaculée aux formes douces. La lumière en devenait aveuglante malgré le ciel nuageux.

À peine Justin s’était-il garé au pied du perron qu’Odile, Manon, Philippe et même Madame firent leur apparition.

— Quel comité d’accueil ! déclara Andrew en s’extirpant du véhicule.

Philippe proposa de l’aider à monter les marches, mais Blake mit un point d’honneur à prouver qu’il n’en avait pas besoin, même s’il claudiquait. Il plaisanta :

— Depuis combien de temps surveillez-vous l’entrée du domaine pour me voir arriver ? Avec mes jumelles, je présume… Je suis bien content de tous vous retrouver.

Le petit groupe entraîna le rescapé jusqu’à l’intérieur. Odile lui retira délicatement son manteau. Manon le débarrassa de son écharpe pendant que Philippe s’occupait de son sac. Mme Beauvillier les regardait faire, satisfaite de voir Andrew revenir chez elle.

— Ces nouvelles lunettes vous vont bien, commenta Odile.

— Vu l’état des autres, c’était l’occasion de les changer.

Madame coupa :

— Pouvons-nous envisager l’ouverture du courrier ? Nous avons plus d’une heure de retard…

En découvrant le sourire malicieux qu’elle affichait, Blake comprit qu’il s’agissait davantage d’une envie de reprendre leurs habitudes que d’un reproche. Odile confia le paquet d’enveloppes à Andrew, qui monta avec Madame.


Chacun de leur côté du bureau, Madame et Blake répétèrent les gestes déjà accomplis tant de fois. Plus que jamais, ils ressemblaient à deux enfants jouant à un jeu. Il la regardait ouvrir les plis les uns après les autres avec son coupe-papier en forme d’épée. Elle lui en rendait certains avec des instructions de réponse. Pourtant, ce matin, ce n’étaient pas les plis qui avaient toute l’attention de Madame, mais Blake.

— La dernière fois que je vous ai vu, fit-elle, j’ai bien cru que c’était la dernière fois…

Madame réalisa ce que sa phrase avait d’étrange. Andrew hocha la tête.

— J’ai compris. Il faut parfois se méfier de ce que l’on prend pour des dernières fois…

Elle fit tournoyer son épée miniature et demanda :

— Comptez-vous prendre des congés pour les fêtes ?

— Non.

— Personne à voir ?

— Plutôt en janvier. Si vous me le permettez, je resterais bien chez vous jusqu’à la fin de ma période d’essai. Ensuite, d’après ce que vous aviez laissé entendre, je risque d’avoir du temps…

— J’ai peut-être trouvé une solution. Si mes finances sont rétablies, nous pourrons envisager l’avenir du domaine sous un jour meilleur…

Malgré cette annonce positive, Blake s’inquiéta aussitôt. Il aurait voulu en savoir plus, mais il ne pouvait pas se permettre de lui poser de questions.

La séance de courrier fut particulière ce matin-là. Ni Madame ni Andrew n’accordaient de réelle importance à ce qu’ils faisaient, leurs gestes routiniers servant uniquement de prétexte pour se retrouver l’un l’autre. Ils s’épiaient à tour de rôle, en évitant de croiser leurs regards. Bien qu’ils ne veuillent pas se l’avouer, ils appréciaient le moment, ensemble.

En écartant un envoi promotionnel, Madame découvrit une nouvelle enveloppe verte dont l’adresse était écrite à la main. Elle se pencha pour mettre le broyeur en marche. Blake se trouvait face à un cas de conscience. Madame s’apprêtait à glisser la lettre dans la fente de destruction lorsqu’il déclara :

— M’autorisez-vous une remarque ?

Elle suspendit son geste. La lettre n’était qu’à quelques centimètres des lames. Dans la chambre, il n’y eut soudain plus d’autre bruit que celui de la machine qui attendait.

— Ne la détruisez pas, s’il vous plaît.

— Vous avez donc récupéré la totalité de vos facultés… Y compris celle de vous occuper de ce qui ne vous concerne pas.

— J’en ai aussi gagné quelques-unes en plus. J’ignore si c’est le fait d’avoir approché ma mort, mais je suis encore plus convaincu aujourd’hui que rien ne vaut la paix. Il faut la faire tant qu’elle est possible. Les regrets ne servent à rien. Les rancœurs non plus. Seuls le présent et le futur comptent. Nous sommes si fragiles… Comme vous, des êtres me manquent. Comme vous, je vis dans l’ombre de leur absence. Je crois que vous et moi sommes restés très proches de ceux qui nous ont quittés, mais d’autres sont toujours là, et ceux-là ont besoin de nous…

Andrew craignait de trop en dire. Mme Beauvillier agita la lettre, comme pour en évaluer le contenu, puis la posa devant elle. Le broyeur tournait encore.

— Qu’en aurait dit votre femme ? demanda-t-elle avec une étonnante assurance.

— Qu’en dirait votre mari ? répondit-il du tac au tac.

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