— C’est vraiment gentil de m’inviter à déjeuner, déclara Manon en se glissant timidement sur sa chaise.
— Ça te changera les idées, répondit Odile. Et puis ça nous laissera le temps de causer, ce n’est pas si souvent.
Blake posa le plateau des condiments au centre de la table et prit place face à la jeune femme. Les yeux creusés, Manon semblait épuisée. Lorsqu’elle s’aperçut que le chat était installé sur la chaise à côté d’elle, à demi caché sous la table, son visage s’illumina et elle le caressa doucement du bout des doigts. Il ne frémit pas d’une moustache.
— Il est beau. Hier, je l’ai vu qui faisait son tour au troisième. Il me suivait partout.
— Au fait, intervint Blake, demain ou vendredi, Magnier viendra pour changer son interphone et on en profitera pour percer la chatière.
Sans enthousiasme, Odile approuva d’un signe de tête. Elle était contente pour la chatière, mais un peu moins à l’idée de rétablir le lien avec la maison du régisseur. Elle ouvrit la porte du four.
— C’est prêt, donnez-moi vos assiettes.
Blake se leva pour aider à servir. La cuisinière annonça :
— Filet de bar en papillote avec sa compotée de légumes confits.
Manon n’eut aucune réaction lorsque Andrew posa son assiette devant elle. Son regard était perdu dans le vague.
— Odile, c’est superbe, commenta Andrew. Grâce à vos repas, on déguste aussi avec les yeux et le nez.
— Merci.
Pour engager la conversation, Odile demanda à Manon :
— Tu ne serais pas en train de couver quelque chose ? Tu es bien pâle. Il faut se méfier d’octobre. On attrape vite froid. Surtout en faisant du vélo le col grand ouvert.
Manon se tourna vers Blake, le regard implorant.
— Tu devrais lui dire, lui conseilla-t-il.
Sans doute parce que c’était la première fois que Blake la tutoyait, certainement parce qu’elle ne se voyait pas faire semblant d’aller bien pendant tout un repas, Manon laissa les larmes venir.
— Je suis enceinte, souffla-t-elle à Odile.
La cuisinière resta bouche bée. Puis elle se ressaisit et dit :
— Félicitations ! Et ce sont tes nausées qui te mettent dans cet état-là ?
— Non, c’est Justin, le père. Il m’a abandonnée quand il a appris que j’attendais un bébé.
Dans un geste spontané, Odile tendit la main et serra celle de la jeune femme.
— Pauvre petite.
Quelques larmes de Manon tombèrent dans son assiette, dessinant de petits ronds plus clairs dans la sauce du poisson. Odile commenta :
— Quand il s’agit de s’amuser, les hommes répondent toujours présents, mais quand ils doivent prendre leurs responsabilités…
— Je ne crois pas que ce discours soit opportun, fit remarquer Blake.
Odile ramena sa main et répliqua :
— Vous trouvez que la réaction de ce garçon est honnête ?
— Pour le moment, elle est maladroite, voire stupide.
— Voilà qui résume bien les hommes, asséna Odile.
— Manon a besoin d’aide et de soutien. Que son histoire serve de déversoir aux pires clichés sur les hommes n’avance pas à grand-chose.
— Il faudrait sans doute prendre cet abandon avec philosophie.
— Avec pragmatisme, tout au moins. On ne résoudra pas le problème de Manon en la dressant contre Justin.
— C’est bizarre, il se trouve toujours un homme pour en défendre un autre, quel que soit son crime.
— Je ne défends pas Justin. J’essaie de préserver l’avenir de Manon avec ce garçon. J’espère que si Justin déjeune avec quelqu’un, personne ne lui dira qu’il a eu bien raison de se sauver parce que lorsqu’elles sont enceintes, les femmes deviennent hystériques et ingérables.
Pendant la passe d’armes, Manon avait goûté son poisson.
— C’est drôlement bon, fit-elle, presque surprise.
Puis elle les regarda tous les deux et ajouta :
— Je vous aime bien tous les deux. Je ne veux pas que vous vous accrochiez à cause de moi. Cet enfant est mon problème.
— On ne s’accroche pas, réagit Odile. On discute.
— Alors je ne voudrais pas être là quand vous vous affronterez.
Blake demanda :
— Comment t’en sors-tu avec le vélo ? Ça doit commencer à être difficile.
— Pour venir, ça tire un peu. Mais pour repartir, aucun problème, surtout que maintenant, j’ai moins de distance à faire…
La jeune fille se tut brutalement. Blake décela un problème.
— Tu habites toujours chez ta mère ?
Manon serra ses doigts sur sa fourchette et lâcha :
— Elle est tombée sur un courrier de la Sécu.
— Comment a-t-elle réagi ? demanda Andrew.
— Elle m’a demandé d’avorter. J’ai refusé. De toute façon, il est trop tard. Elle était furieuse. Elle dit qu’elle a déjà du mal à joindre les deux bouts et qu’elle n’aura jamais les moyens de nourrir une bouche de plus. Alors je suis partie.
— Où dors-tu ? interrogea Odile.
— Chez une copine instit, mais elle ne va pas pouvoir me garder longtemps.
Odile et Blake échangèrent un regard.