Le charme automnal de la route forestière sur laquelle le taxi s’engagea ne réussit pas à distraire Andrew Blake de sa fatigue. Sa journée avait commencé dès l’aube : se lever tôt, prendre un train pour Paris, puis un autre jusqu’en province, avec tous ces gens qui parlent si vite dans une langue qu’il maîtrisait pourtant bien. Même s’il était bientôt arrivé, il n’allait pas pouvoir se reposer pour autant.
— C’est marrant, commenta le chauffeur, ça fait dix ans que je tourne dans la région et c’est la première fois que je viens par ici. Je ne savais même pas que cette route conduisait quelque part. La ville a beau être toute proche, on se croirait perdus dans les bois.
Domaine de Beauvillier, route de Beauvillier. L’adresse ne laissait aucune ambiguïté sur l’importance du lieu. Le ruban d’asphalte s’élevait dans une belle forêt vallonnée aux arbres déjà roux. Au sommet d’une côte, les troncs s’éclaircirent, laissant apparaître un mur que le véhicule se mit à longer. Au bout de plusieurs kilomètres, au creux d’une clairière, l’enceinte s’incurva en un large renfoncement, au centre duquel se découpait un portail monumental. Entre deux piliers surmontés de lions de pierre rongés par le temps, se dressait une haute grille ornée d’un « B » en fer forgé. La voiture s’arrêta.
— Vous voilà arrivé.
Le chauffeur jeta un œil et demanda :
— C’est une maison de retraite ?
— J’espère que non…
— En tout cas, vous avez de la chance, il fait beau. L’arrière-saison est souvent très agréable dans la région.
Andrew régla la course et sortit du véhicule. Le chauffeur extirpa son unique valise du coffre, le salua en lui souhaitant un bon séjour et repartit. En voyant la voiture s’éloigner, Andrew se sentit soudain très seul.
Debout devant la grille, il inspira profondément. L’air était doux. Un vent léger agitait les herbes sèches qui avaient envahi l’allée jusqu’à la base du grand portail. Il ne devait pas être souvent ouvert. Sur l’un des piliers était gravé le nom de la propriété, Domaine de Beauvillier. À travers la grille, au loin, derrière des arbres, on devinait un manoir aux multiples toits pointus. Sur la droite du portail, une entrée plus petite permettait le passage des piétons.
La réverbération du soleil sur le mur d’enceinte était aveuglante. Andrew remarqua un interphone. L’appareil n’avait pas l’air en bon état. Avec application, il appuya sur le bouton. Aucune réponse. Blake insista, mais sans succès. Il se résolut à pousser la petite grille, qui s’ouvrit en grinçant.
L’endroit était si paisible que l’on aurait pu le croire abandonné. Andrew referma soigneusement derrière lui et s’engagea sur l’allée gravillonnée. Ses pas faisaient le même bruit que chez son oncle Mark, à Pillsbury. Pendant que ses parents y passaient l’après-midi, il marchait des heures durant dans l’allée couverte de gravier rien que pour entendre ce son si particulier.
Blake avançait droit devant lui. Il avait depuis longtemps oublié l’étrange sensation que procure la découverte d’un endroit parfaitement inconnu. Il se demanda tout à coup si des chiens n’allaient pas débouler en aboyant pour lui sauter dessus. Même avec ses lunettes, il ne voyait pas bien de loin. Il les entendrait venir, mais à quoi bon ? Il ne pourrait de toute façon pas courir. À voix basse, il s’entraîna à articuler « Au secours ! » avec le moins d’accent possible.
Sa grosse valise lui pesait, les roulettes ne servaient à rien sur ce sol inégal. De part et d’autre, le parc s’étendait à perte de vue. Entre les arbres, il entr’apercevait par moments la silhouette du bâtiment. Au détour d’un bosquet de châtaigniers que contournait l’allée, Andrew le découvrit enfin en entier, un surprenant manoir aux murs de meulière et de brique rouge. La construction était étonnante, irrégulière, dominée par une tour carrée au pied de laquelle se trouvait le perron d’entrée. De chaque côté s’allongeaient deux ailes accumulant pignons et balcons étroits. Chaque étage possédait son propre type de fenêtres, hautes au rez-de-chaussée, plus petites au premier et au second, jusqu’aux chiens-assis de toutes tailles qui ponctuaient les toitures. Les avant-toits en queue de vache ajoutaient encore à la richesse de l’ensemble, qu’il devenait impossible de résumer à un seul style. Il y avait dans ce manoir des influences de propriété normande, de néogothique, et même de conte de fées…
Andrew se dirigea vers le perron d’un pas qu’il s’efforçait de maintenir régulier. Peut-être l’observait-on, et il savait l’importance des premières impressions. Il monta les larges marches en demi-cercle abritées par une marquise en éventail couverte de verre dépoli. Avant de s’annoncer, Andrew prit un instant pour rectifier sa tenue.
Il tira la chaîne de cloche en craignant de ne pas le faire assez fort. Du coup, il y mit trop de vigueur et c’est avec une violence incongrue qu’elle tinta.
Andrew patienta, et comme chaque fois qu’il attendait, il se posa trop de questions. Et s’il s’était trompé d’adresse ? Et si cette maison était déserte ? Avec sa chance, il allait trouver la propriétaire morte et toute sèche, comme la souris sur laquelle il était tombé la dernière fois qu’il avait rangé son garage.
Soudain, à travers les vitraux qui ornaient la porte principale, il distingua une ombre. Quelqu’un actionna la serrure et le battant s’ouvrit. Une femme apparut, la cinquantaine, solide sans être disgracieuse, brune, les cheveux coiffés en queue-de-cheval. Elle le dévisagea sans détour.
— Bonjour. Vous devez être le nouveau majordome ?
— Effectivement. J’ai rendez-vous avec Mme Beauvillier.
— Entrez. Je suis sa cuisinière.
— Elle va bien ?
Si la femme lui avait répondu que sa patronne était morte et sèche dans le garage, Andrew aurait commencé à croire aux signes.
— Madame vous attendait ce midi. Patientez, je vais la prévenir.
Après l’éblouissante lumière du parc, Andrew mit quelques instants à s’habituer à la pénombre du hall d’entrée. La cuisinière s’éloigna, ses pas claquant sur le dallage orné de motifs floraux bleus. L’endroit était meublé d’un assemblage hétéroclite de pièces sans doute récupérées. Au bout de quelques minutes, la femme revint, rompant le silence de son pas décidé.
— Madame va vous recevoir. Laissez vos affaires sur la banquette. Voulez-vous boire quelque chose ?
— Pas maintenant, merci.
— Vous avez fait bon voyage ?
Curieusement, elle prononçait ces paroles plutôt aimables sur un ton assez dur.
— Excellent, je vous remercie.
La cuisinière le conduisit au premier étage par un bel escalier de chêne qui occupait tout le volume de la tour. Elle remonta un couloir coupé par quelques marches et frappa à la première porte. Lorsque la voix lui donna la permission d’entrer, elle ouvrit et s’effaça pour laisser passer le visiteur.
Les rideaux étaient tirés. Mme Beauvillier était installée derrière une table de travail. Dans la relative pénombre, on ne distinguait que sa silhouette. Un fin rai de lumière qui s’immisçait entre les rideaux laissait deviner, disposés autour d’un sous-main, des dossiers soigneusement empilés, un téléphone, une statuette de bronze représentant une ballerine et un porte-plume en porcelaine.
Elle se leva et tendit la main.
— Monsieur Blake. C’est bien cela ?
— À votre service, madame. Heureux de vous rencontrer.
Andrew saisit la paume. Elle tremblait. La maîtresse des lieux reprit place dans son fauteuil et lui fit signe de s’asseoir dans un siège capitonné face à elle. L’assise était tellement basse que Blake, bien qu’assez grand, se retrouva plus petit que son interlocutrice.
— Je me suis inquiétée de votre retard, mais nous n’avions pas de numéro de portable où vous joindre.
— Je suis désolé, j’aurais dû vous le donner. J’ai sans doute confondu mon heure de correspondance à Paris avec celle de mon arrivée ici…
— Oublions cela. Vos références sont excellentes et vous m’avez été chaudement recommandé. Je vous prends donc à l’essai pour quatre mois. Cela nous amènera au début de l’année prochaine.
— Merci, madame.
Malgré le manque de lumière, Blake put distinguer chez sa patronne, à la faveur de certains de ses mouvements, un port de tête assez fier, une coiffure soignée, des gestes précis. Et pourtant, il y avait quelque chose de las dans son attitude. Sa voix mélodieuse et cadencée paraissait bien plus jeune que son âge — Richard lui avait dit qu’à quelques mois près, ils avaient le même.
— On m’a laissé entendre que vous connaissiez la France, mentionna-t-elle.
— J’ai eu l’occasion d’y faire de fréquents séjours. Ma femme était française. Je n’étais pas revenu depuis sa disparition.
— J’en suis navrée.
Elle enchaîna directement :
— Odile, que vous avez déjà rencontrée, vous expliquera l’organisation de la maison et ce que sera votre service. Je ne vous demande pas de porter l’uniforme, mais la chemise avec cravate est de rigueur. Vous serez de repos chaque lundi. J’insiste sur l’importance de la ponctualité. Vous verrez que c’est une maison tranquille. Nous ne recevons pas énormément. Et maintenant, je vais vous demander de me laisser, d’autres occupations m’attendent. Si vous avez des questions, posez-les à la cuisinière.
— Bien, madame.
Andrew se leva pour prendre congé. Au moment où il allait sortir, Mme Beauvillier l’interpella :
— Monsieur Blake ?
— Oui, madame.
— Aujourd’hui, vous avez été accueilli au manoir par le perron principal. Ce sera la seule fois. Les employés utilisent la porte de service, située sur le côté ouest, ou plus fréquemment celle de la cuisine, derrière.
Andrew encaissa sans broncher.
— C’est noté, madame.
— Bienvenue chez nous.