À la caisse du supermarché, l’hôtesse jetait de drôles de regards aux deux hommes qui vidaient consciencieusement leur Caddie sur le tapis. Les clients derrière eux aussi. Des dizaines de sachets de bonbons en tous genres qu’ils sortaient par poignées, des bouteilles de soda, des bougies et des gâteaux — dont les galettes préférées de Manon, qui en avalait désormais un paquet entier par goûter. Blake croisa le regard interrogatif de la caissière et lui souffla :
— Vous vous dites qu’on est trop vieux pour faire des boums ?
Magnier ajouta :
— L’idée, c’est de devenir diabétiques en une soirée. Ça nous distraira de nos rhumatismes.
Il lui fit un clin d’œil et mima un horrible mal de dos. La femme n’osa plus les regarder et s’occupa uniquement des codes-barres.
Revenus à la voiture, Blake rangea tout dans le coffre.
— On y est peut-être allés un peu fort sur les quantités. À combien viennent-ils, déjà ?
— Cinq. Yanis et ses deux meilleurs copains, plus sa petite sœur et une copine à elle.
— S’ils mangent seulement le quart de tout ça, ils vont finir aux urgences.
— Ça ne se périme pas. Et puis pour une fois qu’on organise quelque chose de drôle ! D’ailleurs, je leur prépare une petite surprise…
— Quel genre ? s’inquiéta Blake.
— T’as pas voulu me dire ton truc pour l’as de pique. Je ne vois pas pourquoi je te dirais pour ma surprise…
Accentuée par d’épais nuages gris, la nuit tomba encore plus vite. Par chance, aucune pluie n’était prévue pour la soirée. Lorsque, à l’heure dite, les jeunes invités débouchèrent des bois par le sentier, ils s’arrêtèrent, bouche bée. Même Yanis, pourtant coutumier des lieux, fut saisi. Autour de la maison de Magnier, des torches avaient été installées. Leurs flammes dansantes projetaient des lueurs orangées sur les arbres et les bosquets environnants. Sur chacune des fenêtres, des bougies de toutes tailles étaient allumées, éclairant la façade de lumières rasantes. Sur la table de jardin, une belle citrouille creusée leur souriait de toutes ses dents pointues. L’ambiance était irréelle.
Lorsqu’ils approchèrent, un majordome en queue-de-pie et haut-de-forme se matérialisa soudain dans un nuage de farine. Son visage était pâle comme celui d’un mort-vivant et ses cernes noirs lui faisaient un regard inquiétant. En guise de cape, il portait une vieille couverture écossaise trouée…
— Bonsoir les enfants, commença-t-il d’une voix sépulcrale. Bienvenue au pays de vos pires cauchemars. Vous allez pénétrer sur des terres magiques…
Tout à coup, Youpla déboula en jappant. Le chien portait un serre-tête avec des petites étoiles clignotantes et un nœud papillon.
— Reviens, bougre de clébard ! C’est pas maintenant ! hurla la voix de Magnier, caché derrière la maison.
Le chien se jeta sur les petites filles pour essayer de leur lécher le visage, leur faisant bien plus peur que le majordome de l’enfer.
Sans perdre son sérieux, Blake reprit :
— Vous allez entrer sur les terres du manoir maudit. Si vous voulez ramener un trésor de bonbons, osez vous aventurer sur le chemin des mille sortilèges et suivez les lumières… Mais prenez garde, car une fois arrivés, l’épouvantable sorcière et sa fidèle assistante vous attendent pour vous dévorer…
Le majordome de l’enfer se mit à rire comme dans les vieux films d’horreur. Yanis trépignait.
— Dites, monsieur Blake, on doit remonter l’allée jusqu’au manoir, c’est ça ?
— Monsieur Blake n’existe plus, je l’ai mangé. Ouahahahahaha !
Andrew s’enveloppa dans sa cape mitée et, après avoir trébuché sur une chaise de jardin, prit la fuite pour disparaître dans la nuit.
Livrés à eux-mêmes, les enfants avancèrent.
— C’est nul ! s’énerva le plus petit des copains de Yanis. Normalement, c’est nous qui devons leur faire peur ! Déjà, dans la forêt, c’était la flippe… Et puis c’est qui ce grand malade qui rit comme un déglingos ?
Une voix s’éleva de derrière un buisson :
— Je ne ris pas comme un déglingos ! Redoute la colère du majordome de l’enfer !
Yanis éclata de rire.
— Allez, venez ! Ça fait des années que je rêve d’aller jusqu’au manoir… On raconte des trucs de fous sur cette baraque. Y en a qui disent que c’est le petit-fils de Frankenstein qui l’a fait construire et qu’ils chopent des enfants pour y faire des expériences…
— Yanis, j’ai peur, murmura la copine de sa petite sœur.
— T’inquiète. Ils sont cool.
Les enfants remontèrent le chemin. Les torches disposées régulièrement créaient une atmosphère propice à enflammer l’imagination. Au premier virage, ils tombèrent nez à nez avec une toile d’araignée géante au milieu de laquelle une énorme bestiole était accrochée.
— C’est même pas une vraie ! s’écria l’autre copain de Yanis.
Sa sœur lui prit la main et ne la lâcha plus.
— Ça fait même pas peur ! renchérit le second garçon, comme une bravade.
C’est alors que Blake bondit d’un fourré en hurlant. Les cinq gamins se mirent à hurler aussi.
— Alors, petits monstres, on fait moins les fiers ? Ouhahahahaha !
Il s’enfuit à nouveau, en se faisant arracher sa cape au passage par une branche à laquelle elle resta lamentablement accrochée.
À la troisième étape, les enfants avançaient serrés les uns contre les autres, façon légion romaine, et se méfiaient de tout. Au loin, ils entendirent un loup hurler à la mort.
— Ils sont où les bonbons ? demanda l’une des fillettes.
— Dès qu’on les trouve, on les prend et on se casse en courant, proposa l’ami de Yanis.
Alors que les toits du manoir se profilaient déjà, le majordome de l’enfer fit une nouvelle apparition.
— La nuit est bien sombre, vous ne trouvez pas ? Regardez le ciel et méfiez-vous, parce que l’autre cinglé vient de me dire que la surprise était pour maintenant. Étant donné que je ne sais pas ce qu’il prépare…
Une première explosion retentit. L’écho de la déflagration courut bien au-delà des limites du domaine. Dans le ciel, un minuscule point incandescent s’éleva et, soudain, une explosion de couleurs illumina la nuit. Une seconde fusée monta, puis une autre. Cette fois, les enfants n’avaient plus peur. Même le majordome de l’enfer avait le regard levé vers le ciel, qui se remplissait de lueurs multicolores. Les salves se succédaient, dans une pétarade de plus en plus assourdissante. Les enfants criaient :
— Plus fort ! Plus fort !
— Ne l’encouragez pas, il est déjà assez excité comme ça. Le majordome de l’enfer vous aura prévenus…
Effrayé par les explosions, Youpla était parti se terrer quelque part dans les bois. Le spectacle continuait de plus belle. Blake n’avait aucune idée d’où Philippe avait sorti cet arsenal, mais il était impressionné. Après une série de rosaces rouges, le feu s’intensifia encore jusqu’à éclairer le parc comme en plein jour. Quelques belles gerbes vinrent griffer la nuit. Puis la pétarade reprit jusqu’au bouquet final. Le dernier tableau était superbe même si, au goût de Blake, quelques fusées explosaient un peu trop près des arbres… Lorsque les trois dernières fusées, encore plus grosses, tonnèrent, les enfants hurlèrent de joie.
Aussi fasciné que les jeunes par les dernières étincelles qui retombaient dans la nuit, Blake mit quelques instants à retrouver le cours du scénario.
Au manoir, Odile, métamorphosée en terrible sorcière, les attendait sur le perron de sa cuisine avec Manon, déguisée en momie. La cuisinière portait des guenilles et une perruque faite de vieux chiffons. Ses dents noires firent très forte impression sur les petites filles.
— Entrez dans ma modeste taverne, jeunes gens, et venez vous restaurer…
Les bras tendus en émettant des râles, la momie se dandinait en les accompagnant.
Installés comme des rois à la table, les cinq enfants dégustèrent les cakes magiques de la sorcière puis les meringues maudites, tout orange. Au bout d’un moment, ils avaient cessé de faire attention à la mine blafarde du majordome, aux cicatrices de la momie ou aux dents de charbon de la sorcière. Ils riaient en se gavant de bonbons.
Lorsque 10 heures sonnèrent, il fut temps pour eux de prendre le chemin du retour. Plus encore que les autres, Yanis remercia Odile et Manon en leur faisant une grosse bise. Une fois sorti, pendant que ses amis se remplissaient les poches de friandises, le jeune garçon s’approcha de Blake.
— C’est la plus belle soirée de ma vie. Dommage que M. Magnier ne soit pas avec nous.
— Je ne sais pas où il est passé. Je suis content que ça t’ait plu. Enfin, je veux dire, le majordome de l’enfer est content…
— Alors c’est vrai ?
— Qu’est-ce qui est vrai, Yanis ?
— Parfois les gens font des choses pour les autres sans rien espérer en retour ?
— Ça arrive effectivement.
Ses yeux sombres grands ouverts, le jeune garçon regardait Blake. L’espace d’un instant, Andrew eut la sensation d’avoir déjà vécu cela. L’image de Sarah, toute jeune, s’imposa à lui. Un moment précis, dans une fête foraine, alors qu’il venait de gagner pour elle un énorme lapin bleu en tirant sur des cibles. Le cœur de Blake se serra. Il frictionna la tête de l’enfant et faillit le prendre dans ses bras, mais il sentit que ce geste n’était pas approprié. Alors le majordome lui tendit la main.
Le gamin enroula ses doigts autour de ceux du vieil homme et secoua vigoureusement.
— Merci, monsieur.
— Ce fut un plaisir. Et n’oublie pas, tu as cinq exercices à faire pour jeudi.
— Promis.
Les enfants prenaient déjà le chemin du retour. Odile et Manon leur faisaient des signes depuis le perron de l’office. Blake les accompagnait, les écoutant se raconter les temps forts de la soirée en les arrangeant déjà à leur façon. C’est alors que, montant du fond des bois, un son étrange attira l’attention de tout le monde. Au loin, entre les arbres, une lueur fit son apparition. Une forme évanescente s’éleva, de plus en plus lumineuse. Un long hurlement résonna dans la nuit.
— Philippe, c’est toi ? cria Andrew.
La forme aux contours flous se faufila entre les troncs. Disparaissant parfois, l’étrange fantôme réapparaissait, plus proche. Il semblait voler au-dessus du sol.
— C’est quoi, monsieur Blake ? demanda Yanis, pas très rassuré.
Sa petite sœur se cramponna à lui.
— N’ayez pas peur, les enfants. C’est sûrement un coup de Philippe.
Arrivé à l’orée du bois, le spectre luminescent prit une soudaine accélération et fonça en direction des enfants en hurlant. Ceux-ci se mirent aussitôt à crier et s’éparpillèrent dans toutes les directions. Odile rentra dans sa cuisine et en ressortit armée d’une poêle. Elle chargea la créature qui pourchassait les gamins, en panique complète. Dans les jardins du manoir, un étrange ballet s’orchestra. Le fantôme volait littéralement sur les traces de Yanis et de ses copains, Blake s’était agenouillé pour protéger la sœur du garçon qui s’était réfugiée dans ses bras, et l’autre fillette était en fuite quelque part dans les bois. Rien ne semblait pouvoir arrêter l’épouvantable esprit volant… jusqu’à ce qu’il croise la route d’Odile, qui lui asséna un magistral coup de poêle en pleine tête. Le fantôme devint soudain silencieux, mais continua sa course folle pour s’écraser avec une violence inouïe dans un fourré. Les enfants mirent plus d’une demi-heure à se calmer.