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— Odile, soyez raisonnable, s’il vous plaît.

— Inutile d’insister. C’est non.

Blake ne désarma pas.

— On ne va pas servir le repas sans vin, et ce n’est pas moi qui peux le choisir. Je suis descendu, et il y en a trop.

— Prenez n’importe quel rouge. Ça ira très bien.

— Je ne comprends pas que vous mettiez autant de soin dans vos plats pour ensuite faire l’impasse sur le vin.

— Je ne fais pas l’impasse sur le vin, je fais l’impasse sur la cave.

— Si vous voulez, je descends avec vous. Je serai votre garde du corps face aux…

— Bien aimable, mais vous ne faites pas le poids face à mes phobies.

— Vous n’êtes jamais descendue ?

— Si, une fois, et ça m’a suffi. Demandez à Madame, elle était avec moi. Je ne sais plus ce qui m’a effleurée, mais je suis remontée comme une flèche.

— Je vais donc annoncer à Madame que, puisque son chef a peur de trois bestioles, son repas d’apparat sera servi avec de l’eau du robinet.

— Si on avait des talkies-walkies, vous pourriez me décrire les bouteilles et je vous dirais quoi remonter.

— Pourquoi pas une expédition en zone nucléaire avec un robot équipé de bras télécommandés ? De toute façon, nous n’avons pas de talkies-walkies.

Décidée à camper sur ses positions, Odile croisa les bras. Blake remonta à l’assaut.

— Vous allez m’accompagner en bas. Vous n’avez qu’à fermer les yeux et je vous guiderai. Ainsi, vous ne verrez rien. Une fois devant les casiers à bouteilles, vous regardez, vous choisissez, on remonte — en courant si vous voulez — et on n’en parle plus !

— Vous n’avez aucune phobie ?

— Si, les crabes géants d’Alaska. Quand j’étais plus jeune, certains poissonniers vendaient les pattes de ces énormes bêtes. Elles étaient longues, fines et hérissées de petits piquants comme les griffes des aliens dans les films. À l’internat, un copain de chambre en avait acheté et s’était caché sous mon lit. Quand je suis sorti de la douche, il les a agitées et en voyant ces grands trucs qui bougeaient sur le parquet, je me suis enfui tout nu dans le couloir…

— Pauvre bichon. Ceci dit, vous ne devez pas en croiser souvent, des crabes d’Alaska. En tout cas, je vous rassure, ça fait un bon moment qu’on n’en a pas vu dans la région. La dernière fois, ça doit remonter au crétacé.

— Génial, me voilà en effet rassuré. On peut donc descendre.

— Qu’est-ce que vous ne comprenez pas dans la phrase « je ne descendrai jamais » ?

— Je comprends surtout que le temps passe, qu’il nous faut du vin pour ce soir et que personne n’est plus qualifié que vous pour le choisir.


En la tenant par le bras, Blake guidait Odile, dont les yeux étaient bandés par un torchon. Tétanisée de peur, elle se déplaçait avec raideur et respirait par à-coups.

— Détendez-vous, plus que quelques marches. Tout va bien.

Ils arrivèrent au seuil d’un long couloir au plafond de brique voûté. Blake se débrouilla pour actionner l’interrupteur avec le coude. Ils s’enfoncèrent dans le dédale. La cave s’étendait sous la totalité du manoir. Aux premières intersections, Blake hésita. Il reconnut la pièce sans porte remplie d’outils de jardin rouillés. Au croisement où se trouvaient les deux vélos d’enfant et les piles de vieux journaux jaunis et couverts de crottes de souris, il se souvenait devoir prendre à droite.

— Ne me dites pas que nous sommes perdus, murmura Odile.

— Faites-moi confiance.

En arrivant à la salle où il avait aperçu un landau sous un drap, il souffla enfin. La suivante fut effectivement la bonne. Ils pénétrèrent dans la pièce surbaissée, au sol de terre battue, dont trois des murs étaient tapissés de casiers à bouteilles. Quelques caisses de bois s’entassaient à leurs pieds.

— Attention aux marches. Nous sommes arrivés. Laissez-moi un instant, j’ai besoin de mes deux mains…

Blake se libéra et, en quelques grands gestes, retira les plus impressionnantes des toiles d’araignées.

— Que faites-vous ?

— Je prends soin de vous.

— La dernière fois que vous avez pris soin de moi, j’ai eu les dents noircies pendant cinq jours.

En la maintenant par les épaules, il l’amena devant le casier des vins rouges.

— À trois, je retire votre bandeau, vous faites votre choix et c’est fini. Un. Deux. Et hop !

Odile ouvrit timidement les yeux. Elle découvrit le mur de bouteilles.

— Quelle horreur, toutes ces toiles… La poussière m’empêche de déchiffrer les étiquettes.

— Je peux aller chercher un chiffon si vous le souhaitez.

— Ne bougez pas d’ici, par pitié… Là, je vois des graves, des saint-émilion. On ne prendrait pas de risque. Ils seront trois, il en faut trois bouteilles identiques au minimum.

— Vous les prenez pour des ivrognes parce qu’ils sont anglais ?

— Deux pour le repas et une pour vérifier que le vin est bon. Avec des crus aussi anciens, on a parfois des surprises.

Odile se pencha pour passer en revue la suite.

— Ici nous avons les château-lafite, du haut-brion… Et même des bourgognes : vosne-romanée, chassagne-montrachet… Belle cave.

— Vous devriez descendre plus souvent.

— Ne commencez pas.

Elle pointa un index :

— Je vois des blancs. Un sauternes serait sans doute plus surprenant, mais comme vous dites, pourquoi pas ?…

Elle se pencha encore. Soudain, au fond des casiers, derrière les bouteilles, Odile perçut un mouvement. Elle se figea.

— Diane aimait bien le sauternes.

Odile ne répondit pas. Elle essaya de se contenir, mais le face-à-face avec les jolis petits yeux noirs qui la fixaient était au-delà de ses capacités. Elle ne cria pas. Elle ne prit pas la fuite. Elle ne put que chercher à saisir la manche de Blake qui inspectait le casier voisin.

En reculant, son bras et son cou rencontrèrent une belle toile. Odile sentit un frisson d’effroi lui parcourir le corps. La tension monta brusquement en elle et, comme une centrale en surchauffe, elle disjoncta. Elle s’effondra de tout son long, évanouie.

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