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— Andrew, franchement, je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée…

Le régisseur faisait des cent pas angoissés dans sa propre cuisine en attendant que Blake ressorte de sa chambre.

— Je sais que ça part d’un bon sentiment, ajouta-t-il, et je t’en suis reconnaissant, mais vraiment…

À travers la porte, Andrew répondit :

— Venant de l’homme qui joue les fantômes cyclistes, tu me permettras de trouver l’argument spécieux… De toute façon, j’ai presque fini. As-tu mis la table ?

En ronchonnant, Magnier s’exécuta.

— En parlant d’Odile, reprit-il d’une voix forte, je fais un drôle de rêve depuis quelques jours.

— Raconte…

— Toujours le même, super précis. Ça a l’air complètement vrai. Je vole dans les nuages, tout est blanc autour de moi. Soudain, je la vois qui surgit devant moi et, avec un regard de folle, elle me flanque un grand coup sur le front. Le rêve s’arrête là, brusquement. Ça doit être une séquelle de mon accident.

— Sûrement… Tu es prêt ?

Magnier se planta devant la porte de sa chambre, et Blake ouvrit. En le découvrant, Philippe fit un bond en arrière et poussa un petit cri :

— Bon sang, tu es censé ressembler à Odile ? On dirait un travelo qui a marché sur une mine ! Youpla doit lui ressembler plus que toi !

Blake s’était affublé d’une perruque et de rouge à lèvres. Le résultat était saisissant, mais pas au niveau de la ressemblance.

— Écoute, Philippe, on n’est pas là pour un concours de sosies. Je fais ça pour t’aider. Il nous reste un quart d’heure avant la phase deux.

Magnier ne parvenait pas à détacher son regard du visage grotesquement grimé de son comparse. Sans même s’en rendre compte, il reculait lentement tellement cela le mettait mal à l’aise.

— Ça ne va pas être possible, dit-il en secouant la tête. Tu me fous trop la trouille. Je crois que je préférais encore dîner avec le majordome de l’enfer.

— Assieds-toi !

En d’autres circonstances, Philippe aurait pleuré de rire, mais en l’occurrence, voir cet homme, d’habitude si soigné, maquillé comme une voiture volée et avec la coiffure d’un rasta irradié lui coupait tous ses moyens.

— Ma mère disait que les gens ont toujours leur part d’ombre, mais toi, tu bats tous les records. Même vos rock stars, à côté, ont l’air de moines cisterciens…

— Mets-toi à table. On commence par la serviette.

Philippe la déplia et tendit le cou pour se la glisser dans le col.

— Pas comme ça. Tu la prends par un angle au-dessus du vide et tu laisses la gravité terrestre la déplier.

— C’est la gravité qui me met ma serviette ?

— Ensuite, tu la déposes sur tes cuisses.

— Mais c’est pas là que je me fais le plus de taches…

Magnier était stressé. Blake se posta face à lui.

— Philippe, respire.

— Je voudrais bien t’y voir ! Tu t’es regardé dans la glace ? Sûrement pas. Vu ta tronche, tu t’es maquillé dans le noir et avec les pieds. Et ta voix…

— Qu’est-ce qu’elle a, ma voix ?

— Ben… c’est la même que d’habitude, alors que ta tête… Forcément, ça perturbe.

— Je pensais que ça t’aiderait.

— J’espère que ce n’est pas ce soir que tu comptes m’apprendre à danser parce que si tu me touches, je peux te vomir dessus.

— Essaye de rester concentré. Manon ne va pas tarder à arriver et il faudrait au moins qu’on ait vu la manière de passer à table.

— Elle va te voir comme ça ?

— Où est le problème ?

— Mon Dieu, pauvre gosse ! Elle va accoucher de peur devant ma porte.

— Je l’ai prévenue que je serais déguisé et, contrairement à toi, elle n’en a pas fait tout un plat. Replie ta serviette et recommence.

Magnier s’habituait malgré tout à l’apparence de son « coach ». Du coup, il avait moins peur. Il commençait même à rigoler franchement.

— Philippe, c’est sérieux.

— Ben voyons, y a qu’à voir ta tête…

— Concentre-toi sur ta serviette.

— Un coin, la gravité, et hop sur les genoux.

— C’est mieux, mais pense à ne plus tendre le cou parce que tu ressembles à un vieux poulet psychopathe.

— Tu t’es pas vu.

— Maintenant, voyons ta façon de tenir les couverts.

— Qu’est-ce qu’elle a, ma façon ?

— Il y a d’abord le moment où tu t’en saisis. Ce n’est pas une course. Tu dois attendre d’être servi et que tout le monde soit prêt à manger.

— Compris. J’attends.

— Prends-les, maintenant.

Philippe empoigna fourchette et couteau.

— On dirait que tu vas poignarder quelqu’un…

— C’est un peu ça. Je poignarde mon steak.

— Et les petits pois ?

— Je les poignarde aussi. Un par un. Un vrai massacre.

— Si tu fais l’imbécile, on n’avancera pas.

— Voilà dix ans que je mange tout seul. Et en une soirée, tu voudrais que je fasse mon entrée à la cour d’Autriche en me faisant passer pour le vicomte de la tronche en biais ? Je suis incurable.

— Je ne crois pas.

Blake se leva et plaça lui-même les couverts dans les mains de son ami.

— Voilà. C’est mieux ainsi.

— Vue de près, ta tête, c’est pire… Frankenstein à côté, c’est la Joconde.

Quelqu’un frappa à la porte.

— Je devrais peut-être aller ouvrir, pour ménager la petite…

— Tu restes assis.

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