Mme Beauvillier passa en revue le courrier du jour : des envois publicitaires, avec ce matin des babioles, échantillons et autres cadeaux de pacotille. Encore des catalogues… et deux lettres de la banque. Elle les ouvrit rapidement, sans même prendre le temps d’utiliser son coupe-papier. Dans sa précipitation, elle semblait avoir oublié la présence d’Andrew. Elle parcourut les quelques feuilles et s’arrêta sur la dernière. Une expression indéfinissable passa sur son visage. Andrew fut incapable de la décrypter précisément mais cela ne faisait aucun doute : il y avait de l’inquiétude. Madame étudia le second pli, qui ne comportait qu’une seule page. Après l’avoir parcouru des yeux, elle glissa le tout dans son tiroir et se força à sourire en repassant aux prospectus.
En peu de temps, Blake avait appris à aimer ce drôle de cérémonial. Il était toujours scandalisé par les arguments mensongers des missives et déconcerté par la réaction de Madame qui prenait tout cela très au sérieux, mais cette séance quasi quotidienne lui laissait le loisir d’observer celle qui l’intriguait de plus en plus. Avec une joie sincère, elle déballait les cadeaux sans valeur ou les gadgets présentés sous un jour flatteur et les alignait devant elle comme autant de trophées. Noël et des pochettes-surprises tous les jours.
Comme chaque matin, Andrew allait repartir avec sa petite liasse de réponses à préparer. Comme chaque matin, il serait sur le point de sortir et, comme à chaque fois, Mme Beauvillier allait le rappeler pour l’informer d’un « point essentiel » qu’elle aurait oublié de lui confier lorsqu’il était encore assis. Cette fois, pourtant, Blake décida de prendre les devants.
— Pour les interphones, je vous annonce que Philippe et moi allons pouvoir les réparer sans aucun frais. Nous avons trouvé de quoi les bricoler. Par contre, quand vous le jugerez possible, je serais d’avis d’installer un visiophone à contrôle d’ouverture sur le portail piéton. Cela ne devrait pas coûter trop cher.
— Ce n’est vraiment pas le moment de faire des dépenses. Heureusement que vous avez pu sauver la plomberie de ma salle de bains parce que je ne sais pas comment nous aurions fait.
— Sans vouloir être indiscret, vous êtes financièrement si juste que ça ?
— C’est indiscret, monsieur Blake, mais puisque de toute façon vous l’apprendrez tôt ou tard, autant être franche. Mes finances sont au plus mal. C’est un grand domaine, la maison exige de l’entretien et un minimum de personnel pour fonctionner. D’où votre présence, malgré le coût des charges. J’avais fait quelques placements, qui non seulement n’ont pas produit les intérêts attendus, mais qui en plus ont vu leur capital fondre comme neige au soleil.
— Si je peux me permettre…
— Non, vous ne pouvez pas. Dans ces murs, vous êtes majordome. Et je dois avouer que sur ce plan, vous me donnez entière satisfaction. Vos initiatives, l’influence que je sens déjà sur Odile, la petite et même M. Magnier est très positive. Par contre, pour ce qui est de la conduite de mes affaires, je vous demande d’appliquer mes directives sans prétendre me conseiller. J’ai cru comprendre que vous vous autorisiez des avis pour le moins critiques au sujet de gens en qui j’ai toute confiance. Que les choses soient claires, monsieur Blake : vous n’avez aucune qualification pour juger de la conduite d’une maison. Mener un domaine comme le mien revient à diriger une entreprise. Mon mari, qui gérait une usine et des sociétés, m’a appris quelques rudiments. Vous ignorez tout de cela alors, s’il vous plaît, merci de vous en tenir à votre secteur de compétences. Est-ce compris ?
Blake prit sur lui malgré son envie de réagir.
— Parfaitement, madame.
Ce matin-là, Mme Beauvillier n’ajouta rien quand Andrew quitta la pièce.
Après une telle humiliation, Blake ne se sentait pas la force de descendre affronter Odile. Il monta au troisième se reposer un peu dans sa chambre. Le bruit de l’aspirateur lui indiqua que Manon se trouvait déjà à l’étage. En suivant le fil qui courait sur le sol, il s’aperçut même qu’elle était en train de nettoyer sa chambre. Il surprit la jeune fille aspirant sous son armoire. Du coin de l’œil, elle aperçut sa silhouette.
— Vous m’avez fait peur, sursauta-t-elle.
Elle arrêta l’appareil et ajouta :
— J’ai fait la salle de bains, les serviettes sont propres. Demain, si vous voulez, je vous changerai les draps et je laverai les carreaux. Aujourd’hui, je ne vais pas avoir le temps…
— Merci beaucoup, Manon. Je suis vraiment ennuyé que vous ne vouliez pas que je vous dédommage pour ce travail supplémentaire.
— Ça me fait plaisir.
— Ne vous fatiguez pas trop, surtout dans votre état… Des nouvelles de Justin ?
— Aucune. La nuit je me réveille, je me demande ce qu’il fait, ce qu’il pense. J’ai peur qu’une autre fille lui mette le grappin dessus. Chaque fois que je repars d’ici, dès que mon téléphone capte à nouveau, j’ai le cœur qui bat. J’espère, mais rien. Vous qui êtes un homme, vous avez une idée de ce qui peut se passer dans sa tête ?
— Si déjà je parvenais à comprendre ce qui se passe dans la mienne…
— Il ne se rend pas compte de l’enfer que je vis, de mon angoisse.
— Trop souvent, on ne s’en rend pas compte, c’est vrai. Je sais que c’est injuste vis-à-vis de vous, que c’est un effort supplémentaire, mais je crois qu’il faut lui laisser un peu plus de temps.
— Jusqu’à quand ?
— Quelques jours, au moins.
Manon soupira.
— Je vais y aller, dit-elle. De toute façon, j’avais fini. Vous aurez votre linge demain.
Elle se baissa pour attraper son aspirateur et se retrouva face à la photo posée sur la table de nuit.
— Ce sont votre femme et votre fille ?
— Oui.
— Elles sont belles.
La jeune fille prit le cadre et le contempla.
— Vous n’avez jamais songé à refaire votre vie ?
— Diane est toujours ma femme. Cela peut vous paraître idiot, mais je vis toujours avec elle.
— C’est pour ça, les deux brosses à dents ?
— Vous avez remarqué…
— La première fois, je me suis dit que c’était un truc d’Anglais, genre une brosse pour les dents du haut et une autre pour les dents du bas…
— Vous avez vraiment de drôles d’idées sur nous. Comment avez-vous compris ?
— La rouge était toujours sèche et la verte est plus usée…
— Vous ne vous êtes pas dit que les Anglais n’avaient peut-être pas de dents du bas ?
La jeune fille gloussa et reposa la photo.
— Et votre fille, elle fait quoi ?
— Sarah a fait des études de physique appliquée pendant lesquelles elle a rencontré un jeune ingénieur très brillant avec qui elle est partie vivre à Los Angeles. Ils sont spécialistes de la prévision sismique.
— Elle vous ressemble. Vous la voyez souvent ?
— Sans doute pas assez, et le temps passe.
Cette fois, ce fut Andrew qui prit le cadre.
— Quand elle était plus petite, j’en étais très proche. Mais je travaillais beaucoup. Je rentrais tard. Il m’arrivait d’être absent des week-ends entiers. Je ne l’ai pas vraiment vue devenir une jeune femme. Diane l’aidait à se construire, l’accompagnait. Elles s’aimaient beaucoup. Quand ma femme est décédée, j’ai été désemparé. Je me suis retrouvé face à une demoiselle que je ne connaissais finalement pas très bien et avec qui j’ai été incapable de retrouver un vrai lien.
— C’est dommage…
— Une tragédie de plus. Je voudrais tellement…
Blake s’interrompit par peur de l’émotion qui montait en lui. Par pudeur, Manon s’éloigna vers la porte. Elle se retourna.
— Quelque chose m’impressionne beaucoup chez vous, monsieur Blake.
— Pourtant, rien ne devrait.
— Vous avez un don pour analyser les problèmes, pour exposer les situations avec une limpidité et une sagesse qui rassurent.
— C’est gentil, Manon. Je préférerais avoir un peu moins de moyens d’analyse et un peu plus de courage pour agir…
La jeune fille quitta la pièce. Blake la rattrapa dans le couloir.
— Manon !
— Oui, monsieur ?
— J’ai peut-être une idée au sujet de Justin…