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Après les derniers échanges de mails avec Richard et Heather, Blake monta enfin se coucher. À son étage, il trouva la porte de la chambre de Manon grande ouverte. La jeune femme lisait, étendue sur son lit.

— Tu ne dors pas ?

— Je n’y arrive pas. J’ai l’impression de sentir le bébé qui commence à bouger.

— Tu t’inquiètes peut-être aussi pour les résultats de ton concours…

— Forcément.

— Quand dois-tu les avoir ?

— La semaine prochaine, la veille de Noël.

— Ton intuition ?

— J’ai peur, mais j’aimerais bien que ça marche. Ce serait un beau cadeau…

— Tu peux toujours demander aux lutins du père Noël, mais ils n’y pourront rien.

— Dites-moi, c’est vrai ce qu’Odile m’a confié ? Madame va pouvoir vous garder ?

— Tu sais des choses que j’ignore. Elle ne m’a rien dit jusque-là. Mais puisque nous en sommes aux confidences, puis-je te demander un nouveau service « un peu spécial » ?

— Tout ce que vous voulez.

Blake vérifia que le couloir était désert et baissa la voix :

— Lorsque nous dînerons tous ensemble mardi prochain, j’aimerais que tu fasses quelque chose.

— Quoi ?

— Un gros malaise.

— Pourquoi je ferais ça ?

— Parce qu’étant le seul à avoir le permis, c’est moi qui t’emmènerai à l’hôpital pour un examen.

— Vous n’avez pas envie de dîner avec tout le monde ?

— Bien sûr que si, mais je voudrais surtout qu’Odile et Philippe se retrouvent en tête à tête, histoire d’aider un peu le destin…

Manon comprit aussitôt.

— Et si Madame descend ?

— Elle est d’accord pour ne pas quitter ses appartements.

— Elle a accepté ça ?

— Tout à fait.

— Et vous lui avez dit pourquoi ?

— Bien sûr !

Manon agita l’index comme pour réprimander un enfant.

— Vous êtes un drôle de bonhomme, monsieur Blake. Mais vous pouvez compter sur moi. Il va être balaise, le malaise…

— Ne leur coupe quand même pas l’appétit…

Prenant une voix artificiellement grave, Manon déclara :

— Pendant cette mission, si vous-même ou l’un de vos complices était capturé, nous nierions avoir eu connaissance de vos agissements, et Odile vous flanquera un grand coup de poêle pour incitation à la débauche…


Cette nuit-là, dans sa chambre, Blake ne trouvait pas le sommeil. Par la fenêtre, il contemplait le parc enneigé. Le paysage baigné d’un clair de lune bleuté lui rappelait ces cartes de Season’s Greetings que sa mère l’obligeait à envoyer à toute la famille. La neige des illustrations désuètes était rehaussée de paillettes qui se collaient partout et dont le jeune garçon mettait des jours à se débarrasser.

Blake vint s’asseoir sur son lit. Il saisit la photo sur sa table de nuit. Depuis combien de temps n’avait-il pas vu sa fille ? Depuis combien de temps la fuyait-il ? Par quel paradoxe se prive-t-on de ceux que l’on aime le plus ? Sans doute à cause des pires douleurs, celles que l’on s’inflige à soi-même… Depuis que, à la suite de son accident, il avait pris la décision d’aller la voir pour lui parler, Andrew comptait les jours. Il y avait bien longtemps qu’il n’avait pas été impatient à ce point. Heather lui avait déjà réservé un billet d’avion. Il comptait profiter de Noël pour appeler Sarah et lui annoncer sa venue. Comment allait-il lui présenter la chose ? Qu’allait-il lui dire ? Était-il encore temps ? Et si elle refusait ?


Au milieu de la nuit, alors que son esprit embrumé flottait doucement entre rêves et questions d’intendance, un bruit tira Blake de son demi-sommeil. Il lui sembla avoir entendu un frottement. Andrew crut d’abord que ses facultés auditives lui jouaient des tours, mais le phénomène se reproduisit.

« Des termites. Ce manoir est donc vraiment maudit… »

Il tendit l’oreille, cherchant à localiser la source du son mystérieux. Il monta debout sur son lit, puis sur sa chaise, et même sur sa table pour vérifier si l’espèce de grattement ne provenait pas de la charpente. La tête collée au mur, il longea ensuite les cloisons de la pièce. Le bruit cessait. Puis reprenait. Immanquablement, il s’arrêtait dès qu’Andrew s’y intéressait de trop près. Blake retourna se coucher, essaya de s’endormir, et comme un esprit farceur qui n’attendrait que ça, le son recommença. Au bout d’une heure, énervé, Blake s’assit dans son lit. Il était désormais parfaitement réveillé. Il n’aurait pas de repos avant d’avoir résolu l’énigme. Il se leva à nouveau. Comme un chasseur à l’affût, Blake attendit. Le petit bruit ne tarda pas à revenir. Blake reprit sa traque. Elle l’amena rapidement dans le couloir où, sur la pointe des pieds, sa lampe électrique à la main, il explora. Les souris avaient très bien pu faire leur nid dans les débarras du fond, remplis de vieilles affaires et de meubles au rebut. Blake savait qu’au moindre bruit, les rongeurs risquaient de ne plus bouger jusqu’à la nuit suivante. Il songea à la tête d’Odile si elle apprenait que sa phobie avait élu domicile si près de sa chambre… Blake l’imagina s’enfuyant en courant dans la neige, pieds nus, en chemise de nuit, hurlant les bras tendus vers le ciel…

Les frottements se faisaient de plus en plus nets. Il approchait du but. Le son provenait manifestement d’un des débarras dont la porte était entrouverte. Andrew masqua la lumière de sa torche et poussa la porte. Aucun doute, ça bougeait. Il éclaira très progressivement.

Malgré tout ce qu’il avait déjà vu dans sa vie, cette nuit-là, Andrew Blake resta scotché.

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