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Lorsque Odile et Andrew se présentèrent ensemble, ils n’eurent pas à plaider longtemps la cause de Manon. Mme Beauvillier accepta tout de suite de l’héberger. La patronne proposa même d’avancer et de participer aux frais médicaux qui ne seraient pas pris en charge.

Dans l’après-midi, Andrew avait commencé à réaménager une des pièces du troisième qui servait de débarras. Il avait choisi la plus grande et la plus lumineuse, située sur le palier, à égale distance de sa chambre et de celle de la cuisinière.

Toute la fin de journée, Odile et Blake avaient rangé et nettoyé en répartissant cartons et vieux meubles dans les pièces voisines. Philippe était venu leur prêter main-forte pour déplacer une armoire et monter le lit d’une chambre d’amis du deuxième. Même s’il s’était cassé le dos, Andrew avait bien aimé ce moment-là. Alors que tous peinaient à passer le sommier dans la section plus étroite de l’escalier, c’est avec une réelle satisfaction qu’il avait observé le régisseur et la cuisinière porter ensemble. Blake s’était arrangé pour les placer côte à côte. Depuis la rambarde du palier, Manon avait suivi l’opération, au début un peu honteuse de ne pas être autorisée à faire d’effort, mais surtout bouleversée de voir des gens se démener pour elle.

Fait surprenant, Mme Beauvillier avait quitté ses appartements pour venir constater le résultat. Comme une reine qui inaugurerait un orphelinat, elle avait tout observé en restant très digne. Elle avait aussi fait quelques pas dans le couloir. Odile n’était même pas certaine qu’elle soit déjà montée jusqu’à cet étage depuis son embauche. Avant de redescendre, sur le palier où ses trois employés étaient alignés, Madame gratifia Manon d’un geste amical en lui caressant tendrement le bras. Elle lui souffla même un mot d’encouragement.

La soirée était maintenant bien avancée. Assise sur les dernières marches de l’escalier, Manon caressait doucement Méphisto, installé sur ses genoux.

Blake s’étonna de la voir ainsi dans le couloir et s’approcha.

— Tu n’es pas bien dans ta chambre ?

— Odile est en train de faire le lit. Elle dit qu’avec tout ce remue-ménage, cette poussière, il faut aérer et elle a peur que j’attrape froid, rapport au bébé.

Blake s’assit sur la même marche, coude à coude avec la jeune fille.

— Comment te sens-tu ? demanda-t-il.

— Mieux, grâce à vous tous.

— Vraiment ? Je n’ai pas voulu en parler devant les autres, mais Justin a-t-il réagi à ta lettre ?

— Pas le moindre signe. Et ici, mon mobile ne capte pas. Je n’ai pas vu de prise de téléphone pour brancher mon ordinateur portable.

— On va trouver une solution. Au pire, je suis certain que Madame acceptera que tu lui donnes le numéro du manoir s’il souhaite te parler.

— Me parler ? Je ne suis pas certaine que l’on se reparle un jour.

— N’envisage pas que le pire. Les hommes sont souvent longs à comprendre, parfois encore plus à réagir, mais tous ne sont pas des monstres.

Méphisto ronronnait, les yeux mi-clos. La jeune fille promenait ses doigts sur ses longs poils couleur caramel. Malgré la gravité de la situation que vivait Manon, l’ambiance était ce soir-là loin d’être désagréable. Blake avait toujours aimé l’atmosphère des greniers et des mansardes. Sous les toits, il se sentait à l’abri aussi bien du ciel que du monde. La chaude lumière qui baignait le couloir accentuait encore ce sentiment.

— Vous vous souvenez du jour où vous êtes parti de chez vos parents ? demanda Manon.

— C’était un mercredi. Je m’en souviens parce que ces soirs-là, à cette époque, ma mère et moi suivions une série policière. Dans une émouvante tentative, elle avait essayé de me faire rester un soir de plus sous le prétexte de la regarder. Mais ma future femme attendait et je suis parti quand même. Pour moi, c’était une soirée sans importance. Ce n’est que des années plus tard, lorsque ma mère m’en a reparlé, que j’ai pris conscience de ce que cela représentait. Maman m’a alors avoué que ce soir-là, elle n’avait pas eu la force d’allumer la télé sans moi. Elle avait pleuré toute la soirée… Je ne m’étais pas rendu compte que je partais. Pour moi, ce n’était la fin de rien, je continuais simplement ma vie.

— Et votre fille ?

— Après avoir été enfant, tu deviens parent et ce fut mon tour de voir Sarah quitter le nid pour partir faire ses études. Je devais la conduire à l’aéroport le lendemain matin. Je n’ai presque pas dormi de la nuit. Je me suis relevé pour aller sans bruit derrière sa porte. Je ne me suis pas permis de la regarder dormir comme lorsqu’elle était bébé, et à vrai dire, je ne l’ai même pas entendue respirer. Simplement, je savourais chaque seconde de la dernière nuit où elle était vraiment là.

— Elle n’a plus jamais redormi chez vous ?

— Si, mais quand il n’y a plus le quotidien, ce n’est jamais pareil. Elle avait d’autres habitudes, elle était en couple. Sa vie ne se jouait plus à notre adresse. Cela se sent par d’infimes petites choses.

— Vous avez dû être triste.

— C’était à son tour d’avancer. Ainsi va la vie.

— Moi, je ne me voyais pas quitter l’appart où j’ai grandi en étant chassée par ma propre mère.

— Laisse passer le temps. Je sais que tu vas encore me reprocher de parler comme un livre, mais crois-moi, ne tire aucune conclusion hâtive. Tu es encore sous le choc. Je suis certain que ta mère regrette déjà.

— Vous ne la connaissez pas…

— Tu es sa fille. Tu découvriras bientôt la force de ce lien. Ne le sous-estime pas.

— Pourtant, quand je suis sortie et qu’elle a claqué la porte, au fond de moi, j’ai senti que plus rien ne serait jamais comme avant. Je me suis dit que c’était peut-être la dernière fois que j’avais vu ma chambre. Vous avez déjà ressenti ça ?

— Les dernières fois… Tu es trop jeune pour voir la vie ainsi. Ne t’attache qu’aux premières fois.

— Pas évident en ce moment. La dernière fois que Justin m’a prise dans ses bras. La dernière fois que ma mère m’a consolée. La dernière fois que j’ai cru que j’allais avoir mon concours…

— Est-ce que tu te souviens de ce que tu as ressenti le premier matin où tu t’es réveillée en sachant que tu étais enceinte ?

— Pas vraiment. Je crois que j’ai foncé aux toilettes pour vomir…

La porte de la chambre de Manon s’ouvrit et Odile apparut.

— Ton lit est fait. Il faudra sûrement renforcer l’armoire parce qu’elle n’est pas en bon état, mais tu verras ça avec les hommes. Et maintenant, jeune fille, viens te reposer, cette journée a déjà été bien assez longue pour toi.

Manon déposa le chat, qui serait bien resté enroulé sur lui-même à se faire caresser toute la nuit. Après s’être souhaité bonne nuit, tout le monde gagna sa chambre. Manon ferma sa porte la première. Odile et Blake rentrèrent chacun à une extrémité du couloir. Andrew ne voyait pas bien de loin, mais il distingua clairement Odile qui lui faisait un petit signe avant de refermer. Il répondit et alla vite se coucher pour tout raconter à Jerry et à sa femme.

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