Pourquoi les heures de la nuit sont-elles si longues ? Pourquoi sont-elles si sombres ? Allongé dans son lit, Blake songeait à Odile, Manon, Philippe, et même à Yanis. Tous avaient de drôles de vies, des parcours souvent chaotiques qui les avaient réunis ici. Au-delà de leurs attitudes, du personnage qu’ils s’étaient construit, chacun d’eux, quel que soit son âge, cachait des fêlures… Andrew soupira. Il n’était en France que depuis quelques semaines et déjà, il philosophait lui aussi sur n’importe quoi.
Par sa fenêtre dont il ne tirait jamais le rideau, la lune éclairait légèrement sa chambre. La maison était silencieuse. Chacun dormait à sa place. Andrew s’imagina Philippe dans sa petite maison, Manon dans sa solitude, Odile à l’autre extrémité du couloir et Madame dans sa chambre aussi obscure le jour que la nuit.
Le calme du présent ouvrait un boulevard au passé. Comment gérer le flot de souvenirs et les sentiments qui remontaient ? Existe-t-il un âge à partir duquel on perd la faculté de ressentir ? Nos vies biologiques sont-elles devenues si longues que, passée une limite, le cœur, n’ayant plus d’espace à offrir au futur, n’existe plus que par ce qu’il a déjà éprouvé ? Toujours choisir, toujours trier pour ne garder que l’essentiel. Existait-il un jour idéal qu’Andrew aurait voulu revivre ? Lesquels pouvait-il accepter d’oublier ? Si une bonne fée était apparue pour lui offrir de revenir en arrière, à quel moment se serait-il arrêté ? Pour répondre à cette question, il lui fallait affronter ce qui lui manquait le plus. La vraie solution se cachait au pied du plus haut des monuments qu’il avait érigés à chacun de ses regrets. Il était finalement bien content qu’aucune fée ne vienne lui faire cette proposition. À défaut d’oublier, il pouvait éluder. S’en tenir au présent, au manoir, était peut-être la meilleure des solutions.
Souvent, lorsqu’il ne savait pas quoi penser d’une situation ou d’une personne, Andrew se demandait ce qu’en aurait dit Diane. Elle parlait souvent, de tout, beaucoup, mais lorsqu’il était question de l’essentiel, elle avait le don de ne dire que le strict nécessaire. Quelques mots sur un choix de vie, un commentaire sur le comportement d’une connaissance. Jamais agressive, rarement complaisante, toujours juste. Étrangement, Andrew ne parvenait pas à se figurer ce qu’aurait pensé Diane des habitants du manoir. Par contre, la petite voix intérieure qui vivait toujours en lui fit remarquer que tous se montraient finalement moins plaintifs que lui-même. Eux aussi étaient seuls, et ils avaient parfois des raisons bien plus grandes que les siennes d’être déprimés. Lui n’avait pas les ennuis d’argent de Madame. Lui ne vivait isolé que parce qu’il l’avait voulu, contrairement à Philippe. Lui avait fui ce qui lui rappelait sa vie perdue, contrairement à Odile.
Un sentiment ambigu monta en lui. Lentement, inexorablement. Un mélange de colère, de culpabilité et de frustration. Aurait-il été capable d’avouer ses regrets avec la même simplicité qu’Odile ? Certainement pas. Pourtant, malgré ses formules et ses beaux discours, des regrets, il en avait beaucoup. Aurait-il eu la volonté de se cloîtrer pour rester dans le souvenir de l’être aimé comme Mme Beauvillier ? Bien qu’ayant placé Diane sur un piédestal, il n’en aurait jamais eu la force. S’il avait fait preuve de l’intégrité qu’il se prêtait, il se serait supprimé. Mais Andrew n’en avait pas le courage. La vérité lui sembla tout à coup terriblement dérangeante : malgré ses peines, sincères, malgré ses postures et ses jérémiades, il n’était pas prêt à renoncer à la vie. Était-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle ?