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Si la partie du domaine située devant le manoir était agencée de façon assez classique — pelouses, allées et haies symétriques qui auraient d’ailleurs eu bien besoin d’être taillées —, l’arrière avait tout d’un jardin luxuriant, rempli de massifs, de bosquets, avec pour trait d’union une longue pelouse centrale. Cette vaste étendue aux multiples recoins serpentait entre deux collines boisées. Andrew avait du mal à distinguer les reliefs dans la lumière déclinante, et il trébucha plusieurs fois sur des pierres dépassant de l’allée de terre battue. En s’enfonçant vers le fond de la propriété, il passa près d’une tonnelle, découvrit une volière abandonnée et finit par apercevoir la petite maison dont les fenêtres étaient éclairées. L’habitation n’était pas bien grande, carrée et nichée au pied des grands frênes au bout du parterre herbeux.

Il quitta le chemin pour couper par la pelouse. Il s’approchait de la porte lorsqu’il entendit soudain des éclats de voix et un bruit de lutte. Deux hommes se disputaient dans un fracas de meubles malmenés. Andrew recula, renonçant à frapper. À pas de loup, il avança jusqu’à la fenêtre pour jeter un œil prudent. Il ne vit personne, alors que les voix se faisaient plus énervées. L’altercation avait sans doute lieu dans la pièce d’à côté. Pour en avoir le cœur net, il longea la façade jusqu’à l’autre fenêtre. Se frayant un passage dans la plate-bande, il colla sa main contre la vitre pour mieux voir. Il plissa les yeux. Tout à coup, une main lui empoigna brutalement le bras et le tordit en lui faisant une clé dans le dos. Andrew gémit de douleur. Il sentit un objet froid posé sans ménagement sous sa mâchoire. Une voix toute proche lui siffla dans l’oreille :

— Je te préviens, tête de cul, si tu fais le moindre geste, je t’explose la tête et je te découpe en petits cubes que je file à bouffer à mon chien…

Même s’il ne comprit pas tout, Andrew saisit parfaitement le fond du message.

— Je viens vous dire bonjour, chevrota-t-il, la voix étranglée par la pression contre son cou.

— C’est ça, mon pote. Je la connais la réplique. Moi aussi, je viens en paix, menez-moi à votre chef ! Alors bonjour, d’ailleurs à cette heure-ci, c’est bonsoir. Fils de bigorneau, t’es encore venu me piquer mes outils ! Ça t’a pas suffi la semaine dernière… Écoute-moi bien : je vais te retourner bien gentiment pour voir ta tête de voleur dans la lumière, et si tu ne fais pas d’histoire, tu as une chance de voir le soleil se lever demain.

L’homme força encore sa clé de bras et obligea Blake à pivoter pour lui faire face.

— Pétard, ils ont pas honte ! reprit le bonhomme en découvrant le visage de son prisonnier. Ils envoient le troisième âge au charbon ! C’est moche. Dis-moi, t’es sûrement pas tout seul ? C’est pas avec tes bras de cueilleuse de thé que tu m’as tiré 200 kilos de matos ? Ils sont où tes copains ?

— Je n’ai pas de copains. Vous me faites mal. Je suis le nouveau majordome, monsieur Blake.

L’homme cligna des yeux très vite. Il avait reconnu l’accent anglais, au demeurant très différent de l’accent des gitans qui lui compliquaient un peu la vie. Il décolla le canon de son fusil de la gorge de Blake et relâcha sa prise.

— Le majordome…, répéta l’homme, déstabilisé. Je vous ai pris pour…

— Les cubes de viande de votre chien, je sais.

Blake repoussa le canon et se frictionna le bras en grimaçant.

— Vous avez une façon bizarre d’accueillir les gens, grogna-t-il.

— Vous avez écrasé ma ciboulette, fit l’homme en désignant les plantes piétinées.

— Mme Odile vous fait dire que vous pouvez aller chercher votre repas.

L’homme aida Andrew à rajuster ses vêtements.

— Je suis vraiment désolé, monsieur Steak.

— Blake, je m’appelle Blake. Je vais rentrer maintenant, c’est mieux.

— Vous ne pouvez pas partir comme ça ! C’est trop bête. Entrez, je vous paye le coup.

— Le coup de fusil ? Le coup de couteau ?

— Non, ça veut dire que je vous invite à boire l’apéro, pour fêter votre arrivée.

Après avoir eu l’air d’une brute sanguinaire, l’homme arborait maintenant le sourire le plus affable du monde. Andrew le regarda, décontenancé et un peu effrayé. Il commençait à comprendre ce qu’Odile sous-entendait en disant qu’il était « un peu spécial ».

L’homme lui tendit une main franche.

— Philippe Magnier. Je suis le régisseur du domaine.

Andrew hésita et finit par la saisir.

— Andrew Blake. Désolé pour votre cigouillette.

— Ciboulette. Une herbe aromatique de la famille des liliacées. Et puis c’est vrai que chez nous, on dit « bonsoir » à cette heure-ci. « Bonjour », ça marche jusqu’à 16 heures, enfin ça dépend des régions.

— Et après 18 h 30, vous dites bonjour avec des fusils, c’est ça ?

— Soyez pas fâché. Je vous ai dit que j’étais désolé. Et puis on n’a pas idée de regarder chez les gens comme ça.

— Au moment où j’allais frapper à la porte, j’ai entendu de la bagarre.

— Ah, ça ? C’est la télé ! Dan ne veut pas aller rendre l’argent à la police même si ça peut faire libérer James, alors Todd lui a sauté dessus.

— Je vais vous laisser, je suis certain que Bill ne va pas tarder à débarquer pour tous les arrêter.

— Vous avez déjà vu l’épisode ?

Blake poussa un grand soupir et se détourna. Magnier le retint.

— Non, sans rire, restez. S’il vous plaît. En plus, je suis plutôt content de voir débarquer un homme dans cette maison, parce que vous savez, les trois gazelles, c’est quand même des numéros.

— Les trois gazelles ?

— Mme Beauvillier, la Odile et la petite Manon. Elles sont, comme qui dirait, pas bien calmes dans leur tête…

Andrew se laissa entraîner jusqu’à l’entrée.

— Allez, donnez-vous la peine, fit Magnier. Et bienvenue.

— Si j’ai bien compris vos coutumes, c’est la seule fois où je passerai par cette porte. Le prochain coup, je devrai emprunter le vide-ordures ou la fenêtre ?

Magnier le regarda, un peu étonné.

— Pourquoi vous dites ça ?

Andrew haussa les épaules et franchit le seuil. Il eut la surprise de tomber nez à nez avec un jeune golden retriever qui lui jappa dessus. Le chien était jeune, tout fou, avec un pelage noisette.

— Couché, Youpla ! fit Magnier en faisant mine de lever la main. N’ayez pas peur, il est pas méchant.

Le chien fit effectivement la fête au nouveau venu. L’animal lécha les mains d’Andrew jusque entre les doigts.

— Si c’est lui qui était censé me manger, même en petits cubes, il en avait pour un moment…

Magnier sortit deux verres et une bouteille d’un placard en expliquant :

— Il me tient compagnie. C’est lui qui m’a prévenu de votre arrivée. Il est bon à la garde.

Blake frictionna la tête du chien et lui murmura :

— Le prochain coup, dis-lui aussi que je ne suis pas un voleur. Tu m’as l’air d’être le plus normal de la bande…

— Allez, trinquons à notre drôle de rencontre !

Magnier leva son verre. Blake se joignit à lui en frottant son menton encore endolori par le canon. Il avala le contenu de son verre et faillit s’étouffer.

— C’est du raide, pas vrai ? rigola Magnier.

— Je dois remonter. Odile m’attend.

— Elle peut bien attendre, ça lui fera les pieds. Ça fait trop longtemps qu’elle se prend pour la patronne, celle-là. Je vais venir avec vous.

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