16

— Vivement mon jour de congé, grommela Blake.

— En attendant, emportez ça, répliqua Odile en lui glissant un plateau de pâtisseries dans les mains. Et ne renversez rien.

Andrew quitta l’office, traversa le hall et ouvrit d’un coup de hanche la porte du petit salon. Mme Beauvillier était installée dans un sofa défraîchi face à Mme Berliner, qui brillait de tous ses feux dans le fauteuil. Pour rendre visite à son amie, cette épouse d’assureur avait mis toute sa quincaillerie. Comme une petite fille admirative et un peu envieuse, Mme Beauvillier la regardait se pavaner. Cette femme aimait visiblement s’écouter parler.

— Ma pauvre, je ne sais pas comment vous faites pour vous en sortir seule avec ce que cette époque nous inflige.

Blake lui présenta le plateau, espérant la faire taire un instant. En prenant un des petits-fours confectionnés avec soin par Odile, elle écrasa ceux situés de part et d’autre. Elle ne s’en rendit même pas compte et engloutit sa bouchée sans arrêter de pérorer.

— À la maison par exemple, nous avons décidé d’entreprendre des travaux. Eh bien nous avons eu la plus grande difficulté à trouver des artisans qui veulent travailler. Pourtant, nous n’avions pas le choix, les chambres d’amis n’étaient plus du tout au goût du jour. Nous avons été obligés de prendre un décorateur. Que de soucis ! Mais nous avons vu son projet et nous sommes bien récompensés de notre peine. Ce sera su-bli-me !

À la seconde où elle était entrée, Andrew l’avait trouvée antipathique. Quelque chose d’immédiatement perceptible dans l’attitude, dans son rapport aux autres. Blake tendit le plateau à sa patronne, qui se fit un devoir de prendre l’un des petits gâteaux abîmés. C’était la première fois que Blake l’approchait physiquement d’aussi près, sans le bureau entre eux. Son regard révélait quelque chose de troublant, un mélange de tristesse et de tension. Il proposa un peu plus de café pendant que l’autre insistait :

— Je vais aussi changer tous les rideaux. J’en ai assez. La vie est trop courte pour vivre au milieu de choses qui ne sont pas belles !

« La vie est trop courte pour passer une seule minute à subir ce genre de personne », songea Blake. Il en avait connu beaucoup de cette espèce, ceux qui viennent pour vous écouter mais qui ne parlent que d’eux, ceux qui étalent devant moins chanceux qu’eux pour se sentir encore plus puissants. Andrew ne les avait jamais supportés. L’expression de Mme Beauvillier le bouleversait. Elle s’efforçait de s’intéresser aux propos de son invitée, en jetant des regards affolés à son propre salon dont elle avait tout à coup honte. À force de fréquenter des gens de cette engeance, pas étonnant qu’elle s’enferme ensuite dans sa chambre à longueur de journée.

— Merci, monsieur Blake, vous pouvez nous laisser.

La honte s’accommode mal de témoins.


Le soir, dans la cuisine, lorsque Andrew prit place face à Odile, il n’avait pas décoléré. La cuisinière le regardait avec un sourire amusé.

— Qu’est-ce qui vous met ainsi en joie ? questionna-t-il.

— Vous. D’habitude, la plus énervée de cette maison, c’est moi. Ça me fait du bien de voir quelqu’un d’autre prendre le relais.

— Non mais vous vous rendez compte ? Entre cet escroc d’entrepreneur et cette méchante femme, on tient la recette idéale pour se gâcher la vie.

— Je suis bien d’accord avec vous. Et attendez de voir les autres relations de Madame…

— Ils sont tous du même style ?

— Certains sont encore pires.

— Elle n’a pourtant pas l’air du genre à apprécier les mauvaises fréquentations.

— Certes non, mais quand on a peur de tout, même de son ombre, on se fourvoie parfois… Excusez-moi, se reprit Odile, je ne devrais pas parler de Madame comme ça.

Méphisto fixait Blake de son regard surnaturel. Il était à moins de un mètre de la gazinière. Andrew le désigna d’un mouvement du menton.

— On dirait qu’il m’a pardonné d’avoir mangé sa gamelle.

— Il a bon cœur…

— Sans vouloir retourner le couteau dans la plaie, c’était délicieux.

— Vous n’aimez pas ce que je vous prépare ? De toute façon, ici, entre Madame qui ne veut rien d’inhabituel et Philippe qui mange n’importe quoi, je ne vois pas pourquoi je me décarcasserais.

— Je ne dis pas que ce que vous nous cuisinez est mauvais, je dis simplement qu’il faut un sacré talent pour préparer une terrine pareille.

Odile se dépêcha de se lever pour ne pas laisser voir qu’elle était touchée. Elle s’empara d’un torchon, puis ouvrit le four, qui était vide, avant d’aller à l’évier se laver les mains alors qu’elles étaient propres.

Blake fit un clin d’œil au chat.

— Alors comme ça, tu n’aimes pas les caresses ?

Le chat détourna le regard.

— Tant pis pour toi, continua Andrew. C’est toi que ça prive.

— Il aime bien les câlins, intervint Odile, mais uniquement si c’est moi qui les lui fais, et ce n’est pas son heure parce qu’en général…

Sans lui laisser le temps de finir sa phrase, Méphisto se leva et vint ronronner dans les jambes de Blake. L’animal s’enroulait littéralement autour de ses mollets. La cuisinière était aussi stupéfaite que jalouse. Andrew caressa l’animal, qui se laissa faire.

— C’est bien votre chat, Odile : un vrai charme sous ses airs distants.

Elle resta bouche bée. Blake demanda :

— Savez-vous pourquoi il change de place dans la cuisine ?

— C’est un chat, il n’y a pas forcément de raison rationnelle…

— Je n’en suis pas certain. Me permettez-vous de tenter une expérience dans les jours qui viennent ?

— Qu’allez-vous faire ?

— Faites-moi confiance.

— Vous promettez que ça ne fera pas de mal à Méphisto et que ça ne va pas m’énerver ?

— Méphisto ne risque rien, vous par contre…

La cuisinière fit mine de jeter le torchon sur le majordome. L’espace d’un instant, ils partagèrent quelque chose de léger.

— Madame Odile, c’était excellent mais je dois vous laisser. Je descends chez M. Magnier, j’ai à lui parler de travaux à faire — entre autres.

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