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Dans la bibliothèque, Blake brancha la chaîne hi-fi et passa en revue la collection de CD. Malgré de nombreux artistes qu’il appréciait, cette soirée lui paraissait plus propice à écouter de la musique classique. Il arrêta sa sélection sur Debussy, Strauss et Mozart. Un prélude, des valses et un requiem. Lequel correspondait le mieux à ce qu’il éprouvait ?

Diane adorait Debussy. Il plaça le disque dans le lecteur et s’installa dans un fauteuil bas. Aux premières mesures de la Suite bergamasque, ce fut une émotion physique qui le saisit. La lumière douce, le bois, les livres, les notes qui montaient, pures… Andrew baissa les paupières. Une onde le parcourait. Chaque instrument, chaque mesure résonnait en lui, se frayant un chemin vers un espace de sensations depuis longtemps déserté. Au rythme de la mélodie, ses doigts couraient sur le cuir capitonné de l’accoudoir. Il connaissait ce morceau. Il l’avait écouté des centaines de fois et pourtant, ce soir, Andrew avait l’impression de le redécouvrir, comme une sculpture monumentale dont un souffle retire le drap qui la couvre, comme un mur qui s’abat au pied d’un horizon que l’on croyait perdu. L’esprit de Blake s’élevait dans un autre univers, un monde où rien n’était gris, où tout était vibrant, vivant, même le passé. Porté par la musique, il avait la force d’accepter que Diane ne soit plus là. Il arrivait à se dire sans rêver qu’elle existait toujours en lui. Transporté par les envolées, il avait le pouvoir d’espérer.

La musique s’interrompit brutalement. Blake ouvrit les yeux et découvrit Mme Beauvillier près de la chaîne. Elle venait de l’éteindre.

— Excusez-moi, lui dit-elle, mais c’est difficilement supportable…

En robe de chambre, elle fit quelques pas dans la pièce, hagarde. Elle regardait tout autour d’elle, jetant parfois un œil affolé sur Andrew, comme s’il avait été un fantôme. Blake comprit son trouble et se leva.

— Je suis désolé, je ne voulais pas…

— Pourquoi avez-vous choisi ce morceau ?

Blake hésita à répondre. Elle prit les devants.

— C’est cette musique que François et moi avons écoutée lorsque les travaux ont été achevés dans cette même pièce. Il se tenait là, exactement où vous êtes. Il était tellement heureux d’avoir enfin un écrin pour ses livres. Il m’a prise dans ses bras et nous avons dansé…

— C’est aussi ce qui se jouait à la salle Pleyel, la première fois que j’ai entrevu celle qui allait changer ma vie. Nous étions tout un groupe d’étudiants, Diane était d’une autre section. Elle était assise au rang devant le mien. Un mouvement de ses cheveux a attiré mon tout premier regard. Je ne l’ai plus quittée des yeux. J’ai épié son profil, ses cils, ses lèvres. Elle ressentait la musique. À l’entracte, j’ai découvert sa voix et son rire…

— Croyez-vous au hasard, monsieur Blake ?

— Et vous ?

— Je n’y crois pas.

Mme Beauvillier eut un vertige et chancela. Blake se précipita pour la retenir.

— Asseyez-vous. Je vais vous chercher un verre d’eau fraîche.

— Non, s’il vous plaît, ne me laissez pas seule ici. Je n’étais pas venue depuis que François… Vous voir dans le fauteuil m’a fait un choc.

— Je suis sincèrement navré.

— Ne le soyez pas. Vous avez eu raison. Au nom même de sa mémoire, cette maison doit continuer à vivre.

Elle reprit peu à peu ses esprits.

— Combien croyez-vous que l’on pourrait tirer de tous ces livres ?

— Que voulez-vous dire ?

— Si je me souviens bien, il y a d’assez belles éditions originales et quelques ouvrages anciens. Quelle somme pourrait-on espérer de leur vente ?

— Êtes-vous sérieuse ?

— Je n’ai pas le choix. Au train où nous allons, je n’aurai probablement pas les moyens de vous garder après votre période d’essai. Pour éviter le pire, je vais devoir vendre tout ce que je peux.

— Vous ne pouvez pas vous séparer des livres de votre mari…

— Vaut-il mieux brader tout le manoir ? Parfois, je me dis que la vie serait plus simple. Certains soirs, je l’avoue, j’y songe sérieusement. Je m’installerais dans un petit appartement en ville. La seule perspective de ne plus porter cette charge me soulage déjà. Pouvoir sortir dans la rue, croiser des gens, les regarder, traîner devant les vitrines, et pourquoi pas aller au cinéma… Acheter mon pain, faire quelques courses et rentrer chez moi. Ne gérer que ma pauvre existence…

Blake se laissa tomber dans le fauteuil face à elle. Madame regardait ses mains, faisant tourner son alliance trop grande pour ses doigts amaigris. Elle releva les yeux vers lui.

— Lorsque vous avez perdu votre femme, monsieur Blake, avez-vous déménagé ?

— J’y ai pensé, mais je suis resté. Pour notre fille, d’abord. Je ne voulais pas qu’elle perde un repère de plus. À cause des affaires de Diane aussi. J’avais envie que tout reste à sa place, comme si elle pouvait revenir d’une minute à l’autre.

— Je vous comprends. François avait voulu ce domaine, il l’avait entièrement façonné. Ce manoir lui ressemble. Si je le vendais, j’aurais l’impression de le voir mourir une seconde fois. Alors, tant que j’en ai la force, je préfère encore sacrifier ses livres et mes bijoux pour éviter cela.

— Vos bijoux ?

— Ils sont sans importance, la plupart me viennent d’héritages. Mme Berliner m’a déjà proposé d’en reprendre quelques-uns.

— M’autorisez-vous un avis ?

— Autorisation ou pas, vous allez me le donner quand même…, répliqua-t-elle avec un sourire fatigué.

Il pencha le buste vers elle.

— Si vous en êtes là, laissez-moi le gérer pour vous.

— Vous êtes majordome, pas liquidateur.

— Je suis d’abord un homme. Et comme Odile, Philippe et même Manon, je vous suis attaché.

— Comme à un travail.

Il secoua la tête.

— Pas seulement, madame.

— Et pour mes livres ?

— Si c’est votre souhait, je vais tenter de me renseigner par Internet. Je vous dirai ce qui est possible.

— Faites vite, s’il vous plaît.

— Dès demain matin.

— Merci. J’ai réfléchi à votre envie de fêter Halloween avec cet enfant à qui vous et Philippe donnez des cours. Je suis d’accord. J’envisage moi-même de recevoir une très vieille amie pour un dîner, prochainement. C’est une de vos compatriotes. Nous étions correspondantes au lycée et même si nous sommes toujours restées en contact, voilà au moins quinze ans que nous ne nous sommes pas revues. Un dîner serait sans doute une bonne chose. Offrons à ce manoir encore un peu de lumière avant le crépuscule.

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